Généraliser les critères environnementaux et locaux dans les marchés publics à l’échelle de l’Union européenne aurait des effets bénéfiques à la fois sur les émissions de CO2, l’emploi et l’économie. C’est ce qui ressort de l’étude publiée le 14 mai 2024 par Carbone 4, cabinet de conseil énergie et climat qui plaide pour l’adoption d’un Buy European and Sustainable Act (Besa) – « Loi Acheter européen et durable ». Ce texte prendrait la forme d’une directive européenne réglementant « la manière dont les autorités publiques des Etats membres attribuent des contrats pour des biens, des services et des travaux en introduisant des critères supplémentaires en matière d’environnement, de carbone et de localisation de la production ».
L'achat public pour enclencher la transition
Les auteurs relèvent en effet que les marchés publics représentent 10 % de l’empreinte carbone totale de l’UE et 15 % de son PIB. Ils constituent donc un levier pour « accélérer la transition bas carbone et la résilience de certains secteurs économiques », peut-on lire dans la synthèse de l’étude. Pourtant 55 % des marchés publics seraient toujours uniquement attribués sur la base d’un critère unique du prix le plus bas. Dans un rapport de décembre 2023, la Cour des comptes européenne déplorait en effet que ce critère du prix prédomine toujours dans les choix des pouvoirs adjudicateurs.
Pour démontrer les bienfaits d’un Besa, le cabinet Carbone 4 a imaginé les impacts climatiques, économiques et sociaux potentiels si un tel texte avait été mis en œuvre en 2019 et 2021. Il s’est appuyé sur les bases de données Figaro et Exiobase, qui fournissent des informations sur les échanges économiques entre pays, sur l’emploi et sur les émissions de carbone. Autre postulat : l’étude se concentre uniquement sur les marchés publics dans les secteurs les plus émetteurs. Elle s’intéresse notamment à l’acier, au ciment et à la construction de bâtiments neufs, domaines dans lesquels « la commande publique constitue un marché important et pour lesquels des critères quantifiés peuvent être appliqués ».
Imposer un critère carbone et un critère local
La mise en œuvre du Besa se décline à travers l’introduction dans les marchés publics d’un critère local, consistant en un seuil minimal de production au sein de l’UE à respecter, et d’un critère d’atténuation du changement climatique, reposant sur un seuil maximal d’intensité carbone (émissions de C02 rapportées à la production de l’entreprise) à ne pas dépasser.
Pour les matériaux, les auteurs de l’étude observent que « les achats publics proviennent déjà principalement des pays de l’UE » (85 % pour l’acier et 94 % pour le ciment) et proposent donc que le premier critère impose une production 100 % locale.
S’agissant du critère carbone, même si « le processus de production du ciment est difficile à décarboner en raison de l’utilisation du clinker », le rapport estime qu’un objectif de réduction des émissions d’environ 20 % est envisageable, grâce « à la réduction du rapport clinker/ciment par l’adoption de matériaux cimentaires supplémentaires et à l’utilisation de combustible à faible intensité carbone ». Pour l’acier, le critère, s’il avait été appliqué entre 2019 et 2021, aurait permis de réduire les émissions de plus de 70 %.
Dans le champ de la construction, Carbone 4 préconise de se focaliser sur la consommation d’énergie des bâtiments publics. Les marchés publics devraient comprendre un critère imposant une réduction de l’intensité carbone à l’usage des nouveaux bâtiments de 67 % par rapport à la moyenne de leur pays. A noter qu’un texte européen sur la performance énergétique des bâtiments (publics ou non) a été publié le 8 mai. Il fixe notamment des objectifs de diminution des consommations moyennes d’énergie primaire, pour atteindre une réduction nettes des gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici à 2030.
Cercle vertueux
La mise en œuvre entre 2019 et 2021 du Besa et des critères tels qu’imaginés par le cabinet Carbone 4 aurait permis de réduire de 30 % l’empreinte de la commande publique européenne sur le périmètre sectoriel envisagé. En termes économiques, ces mesures auraient entraîné une augmentation de 6 milliards d’euros des ventes annuelles pour les entreprises européennes et la création de 30 000 emplois supplémentaires. En prime, l’augmentation des besoins publics apporterait « de la visibilité pour investir et mettre à l’échelle les innovations bas-carbone ».
Car l’adaptation à ces obligations a un coût, il est donc préférable que la demande soit au rendez-vous. Pour la construction, l'étude relève que les dépenses initiales pour réduire les consommations d’énergie sont élevées mais que des économies importantes à long terme sont à attendre. S’agissant des matériaux, là aussi les investissements initiaux sont substantiels, notamment pour augmenter l’usage des énergies renouvelables dans le processus de fabrication, pour accroître l’utilisation de produits recyclés ou encore pour passer de la filière haut fourneau – convertisseur à oxygène à la filière four à arc électrique pour la production d’acier.
Décarboner pour favoriser la souveraineté économique
Si Carbone 4 insiste sur l’importance du critère environnemental, axé sur les émissions de CO2, il relève tout de même que seule sa combinaison avec un critère local permet « une transition juste, créatrice d’emploi et source d’innovation ». Ainsi, l’application du seul critère carbone n’aurait qu’un effet limité sur l’emploi, dans la mesure où « le reste du monde dispose déjà d’une base de production bas-carbone ». Surtout, un critère local serait un vecteur de souveraineté économique, « l’UE faisant figure d’exception en interdisant l’inclusion d’un tel critère » alors qu’en Chine et aux Etats-Unis les entreprises nationales sont favorisées dans les marchés publics.
Un début de préférence européenne se dessine toutefois, avec l’adoption récente par le Parlement du règlement Industrie à émission nette zéro. Il fixe notamment pour objectif que l’Europe produise 40 % de ses besoins annuels en déploiement de technologies à émission nette zéro, comme les pompes à chaleur ou les batteries, d’ici 2030. Il contient aussi l’obligation pour les acheteurs publics d’intégrer dans les marchés portant sur ces technologies renouvelables des clauses imposant de ne pas utiliser plus de 50 % de produits issus d’Etats tiers. Par ailleurs, l'UE a musclé le jeu ces derniers mois face à la Chine, en ouvrant plusieurs procédures à l'encontre d'entreprises chinoises candidatant à des marchés publics dans des Etats membres.
Un débat entre Etats membres
La France, qui fait déjà figure de pionnière s’agissant des critères environnementaux depuis la loi Climat et résilience de 2021 qui impose d’en prévoir dans tous les marchés publics d’ici août 2026, pousse pour utiliser davantage l'achat public afin de favoriser les filières européennes. La loi Industrie verte d’octobre 2023 permet ainsi aux entités adjudicatrices (acheteurs agissant en qualité d’opérateur de réseaux) de rejeter les offres remises pour l’attribution d’un marché de fournitures (ou d’un marché de travaux pour la pose de ces fournitures) si les produits originaires des pays tiers est majoritaire.
Et le gouvernement aimerait aller plus loin. Lors d’une réunion trilatérale lundi 8 avril 2024 avec ses homologues allemands et italiens, Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique a déclaré qu’il fallait « réserver les marchés publics à des produits "Made in Europe", ou avoir un contenu européen dans les appels d’offres, de 40, 50 ou 60 %, ou imposer des normes de qualité ou des normes environnementales les plus strictes sur les produits dans les marchés publics ». Le ministre a reconnu qu’il s’agissait d’un sujet de débat avec les autres pays, notamment l’Allemagne qui semble plus réticente en raison du risque de rétorsion sur ses propres produits.