Depuis juillet, au parking LPA-Marché Gare à Lyon (Rhône), Rexel expérimente la logistique du dernier kilomètre décarboné. Au niveau -1, Rexel y avitaille par petits camions les 6 000 produits de son agence de Lyon Gerland, et de sa plate-forme locale aux portes de la métropole. Là, des vélos cargos électriques à ses couleurs, conduits par les livreurs de Fends la bise (une entreprise labellisée Lyon Ville équitable et durable) et d'une contenance de 150 kg, prennent le relais. L'optimisation des tournées est gérée par l'opérateur parisien Swoopin. La promesse est de livrer en deux heures sur chantier ou en consigne, selon le choix des pros, avec l'objectif de 1 000 colis par jour.
Zones à faibles émissions (ZFE) obligent, les premiers services décarbonés de livraison sur chantier démarrent. Aucun véhicule diesel ne pourra circuler dans la Métropole du Grand Paris dès 2024, dans celle de Lyon dès 2026. Atteindre ces zones pour continuer de livrer est devenu un sujet central de la distribution en général, et du négoce en particulier.
L'heure des tests
Il n'est plus question de tergiverser : il faut assurer des livraisons écoresponsables et bas carbone. Qui plus est, avec le e-commerce dopé par la crise sanitaire, les consommateurs attendent d'être livrés là où ils sont, avec une porosité de plus en plus ténue entre vie privée et vie professionnelle.
La mobilité douce séduit aussi le groupe Samse. « Nous sommes en phase de test sur le petit outillage, la quincaillerie, etc., dévoile Jérôme Thfoin, directeur du marketing et de l'innovation et membre du directoire du groupe. Nous nous intéressons à ces plates-formes de livraison de petits colis à vélo électrique ou triporteur, souvent des start-up territoriales, exemplaires, d'initiative locale et créatrices d'emploi. » De quoi ajouter une dose de vertu à cette mobilité douce, et un vrai service aux artisans.
Quel carburant demain ?
Pour ces derniers, c'en est fini des cavalcades aux heures engorgées pour dénicher la pièce manquante et boucler les chantiers. Selon Jérôme Thfoin, cette réponse est évidente : « Avec la densification des villes, les questions des nuisances, y compris sonores, montent en puissance. En faisant du “ Deliveroo de petit matériel ”, nous réglons une partie du problème. Il ne nous reste plus qu'à traiter la question des matériaux lourds. »
Mais pour l'instant, le bât blesse. En 2030, les véhicules thermiques seront bannis des ZFE. « Nos produits pondéreux et volumineux ne peuvent pas être livrés par tricycle, drone ou même camionnette électrique », constate Éric Chevallier, président d'Udirev. Or, pour assurer « le service de livraison dans ces ZFE, le prérequis est de proposer le véhicule avec la vignette Crit'Air autorisée », rappelle Céline Marchand, directrice de la sup-ply chain de VM.
Cela signifie des camions 100 % électrique ou hydrogène, ou gaz et hybrides rechargeables pour 2030. « Avec une durée de vie de huit à dix ans, les véhicules de livraison rentrés aujourd'hui seront toujours en circulation en 2032 », précise Stéphane Zaouch, responsable de la coordination transport sur vente de Point.P. En 2023, le groupe va tester « deux camions en propulsion hydrogène, et nous passons sur la solution mature du biogaz ».
VM explore aussi cette piste, avec le bio-GNC, un gaz naturel comprimé issu de la méthanisation. « Ce carburant réduit les émissions de particules fines et de NOx, en parfaite adéquation avec les préconisations des ZFE, remarque Céline Marchand. Il agit sur les gaz à effet de serre, un autre avantage qui réduit les émissions de CO2 et non intégré à date dans les contraintes ZFE. » Quant à l'électrique, « l'autonomie n'est que d'environ 120 km. Les problématiques liées à la dimension et au poids des batteries, notamment, rendent impossible le recours à cette solution », note Éric Chevallier. En attendant le couperet 2030, « difficile à préparer, car la technologie n'est pas encore en place », pour assurer les 170 à 200 livraisons par jour, « nous allons nous tourner vers le B100 », carburant issu du colza produit en France.
« Pour les constructeurs, il existe un marché colossal à aller chercher. Le monde de la charge lourde en centre-ville ne va pas rester sans solutions. Mais nous patientons, car l'écosystème qui tient tous ces sujets reste à bâtir », relève Philippe Poujol, président du directoire de Décor Alliance.
Le besoin d'infrastructures
Suite à des tests concluants, Samse a commandé quelques camions électriques auprès de Renault Trucks, et fait migrer la flotte de semi-remorques vers le B100. Mais Jérôme Thfoin s'agace : « Ces véhicules coûtent trois fois plus cher, et, en raison des quotas appliqués, ils arrivent au compte-gouttes. La mise en œuvre est longue et fastidieuse. » Parallèlement, il faut résoudre un autre sujet : « les infrastructures ne sont pas encore là », selon Stéphane Zaouch. Bien que trois fois plus cher, le camion hydrogène a tout pour plaire : un réservoir qui se remplit presque aussi vite qu'avec du gasoil, une autonomie de 650 km, et un volume de charge utile transportable supplémentaire de 300 kg… « Nous sommes attentifs aux solutions d'avitaillement du carburant sélectionné. Quel est l'intérêt de basculer sur une énergie décarbonée, si cela génère un grand nombre de kilomètres pour s'avitailler ?, interroge Céline Marchand. C'est la raison pour laquelle nous avons opté pour le bio-GNC et positionné stratégiquement nos véhicules verts sur des points de vente à proximité des stations qui le distribuent. » Ensuite, que faire des 3 millions de camions à 90 % au diesel qui traversent les ZFE chaque jour ? « Nous ne pourront pas miser sur un simple renouvellement », avertit Jérôme Thfoin. À côté des solutions à base de colza, de carburant issu de retraitement d'huile de friture ou alimentaire adoubé par les députés cet été, le retro-fit « s'envisage aussi comme une solution propre sans remplacer les véhicules », reprend Stéphane Zaouch.
Service d'étage
En parallèle de la livraison, le négoce déploie aussi des services pour faciliter l'accès aux matériaux. « Pour une commande de plaques de plâtre à déposer à un troisième étage par exemple, nos véhicules sont équipés de grues auxiliaires avec un retourneur de plaque, qui assure ainsi la livraison directement à l'étage », informe Céline Marchand.
VM a fait son credo de cette simplicité et de cette adaptabilité aux contraintes : « Nos clients apprécient de plus en plus ce service, qui peut aller jusqu'à la livraison de carrelage déposé directement dans le garage d'une maison, une fois le gros œuvre terminé. » Autre avantage, les risques de dégradations et de vols liés au stockage extérieur sont réduits d'autant. « Grâce à ce système adapté sur nos grues auxiliaires, les artisans gagnent en manutention pénible, tout comme nos conducteurs », souligne Céline Marchand. Le kitting(1) se met parfois en place sur les chantiers de logements de grands constructeurs.
« Allotir les commandes selon l'avancée du chantier et par appartement intéresse ces acteurs, confie Stéphane Zaouch. La livraison peut se mettre en place de manière autonome, en l'absence du client et quand les centres-villes ne sont pas engorgés, à partir du moment où la commande est bien identifiée dans un environnement chantier. Les prérequis pour la livraison de demain vont être la présence du client, la période de congestion et les moyens autour desquels toute une palette de services va se déployer. » Autre piste, Point.P étudie, toujours pour des chantiers d'envergure, « la livraison dans des caisses mobiles, des petits conteneurs qu'on déposerait la nuit. Le matin, les clients récupèrent leurs marchandises et, la journée, y chargent leurs déchets. Le soir, nous procédons à l'enlèvement pour la remplacer par un nouveau conteneur garni ». Philippe Poujol estime ce service pertinent : « À l'image de Sikkens Solutions ou des hypermarchés qui s'équipent de manière massive de boîtes à colis intelligentes, nous pourrions déposer des box à des endroits stratégiques. Elles se déverrouilleraient via une application et les clients n'auraient plus besoin de traverser toute la ville pour trouver un lieu d'approvisionnement. »
De négoce à station-service
Reste que, comme le rappelle Stéphane Zaouch, « la logistique ne s'arrête pas à la livraison. Lors de l'enlèvement de la marchandise, les clients vont aussi être confrontés à une situation de véhicule non autorisé à rouler ». Chez Point.P, les premières agences, « proches des ZFE, s'équipent de bornes électriques, avec un double usage - pour le personnel et les professionnels ».
À Rouen (Seine-Maritime), avec l'aide d'une entreprise normande Sevdec, l'agence Solmur a conclu un partenariat avec Enedis pour six bornes électriques de 150 kVA, dont deux à recharge rapide. « Ainsi, les clients récupèrent environ 30 % de la charge de leur véhicule en quinze à vingt minutes », se félicite Philippe Poujol. Mais tous les professionnels ne vont pas basculer du jour au lendemain en VULe (véhicule utilitaire électrique).
Face à ce constat, Décor Alliance s'apprête à gravir un autre palier. « Nous discutons avec des sociétés qui proposent des VULe avec charge utile de 1 tonne, et d'autres qui proposent un système d'application que les clients embarqueraient dans leur téléphone, pour louer un véhicule avec paiement en ligne. La vie de nos artisans serait améliorée, car la vraie force des VULe, portée par la bienveillance des pouvoirs publics, est aussi de pouvoir se stationner facilement dans ces ZFE grâce à des places réservées et gratuites. »
En outre, en partant du principe que les produits de la finition ont une logistique moins intense que ceux du gros œuvre, Philippe Poujol projette : « Il faudrait que les clients nous demandent de charger leur VULe, la veille. En arrivant sur le point de vente le matin, ils auraient juste à prendre un café, avant d'installer leur caisse à outils dans le véhicule loué. »
Faire des REP, ZFE et VULe, une opportunité. Pour ciseler ce service, Décor Alliance vise aussi la mise en œuvre de la responsabilité élargie des producteurs (REP) au 1er janvier 2023, « qui va nous contraindre à collecter les déchets sur nos sites dont l'empreinte foncière dépasse les 4 000 m2 ». Au volant d'un VULe de location, en fin de journée, les pros, de retour à leur agence, seront, de fait, dans une logistique de retour des déchets de leur chantier. « Il s'agit d'une vraie intégration de services, logique et fluide. » De l'aveu de Philippe Poujol, dupliquer ce modèle pourrait être compliqué sur les points de vente dont la taille n'excède pas 1 000 m². Il ajoute : « Nous n'avons pas cherché à innover, mais à faire preuve de volontarisme. REP, ZFE, VULe, tous ces acronymes se greffent sur un contexte déjà très anxiogène. Soit nous laissons les artisans se débrouiller seuls, soit nous les transformons en vecteurs de services, à condition que l'assemblage tienne ses promesses. »
Surtout, il n'est pas question de rater un maillon de cette chaîne de valeur. « Il ne va rien se passer pendant deux ans, si nous ne faisons qu'installer des bornes électriques. Mais si nous louons des VULe, les clients seront plus nombreux à utiliser ce service, surtout si les véhicules sont chargés le matin et d'autres encore, s'ils trouvent une solution de dépose de déchets de chantier le soir. Ce n'est pas innovant, mais disruptif », définit Philippe Poujol.
La chaîne de valeur n'a donc pas fini de se recomposer. « Aujourd'hui, nous faisons encore du point à point. Il est complexe de savoir si ce sera encore le cas demain. Pour l'instant, aucun système dominant n'émerge face aux habitudes des artisans qui ont besoin de rester dans des fonctionnements simples », concède Philippe Poujol.
Optimiser les livraisons. D'autres négoces partagent ce constat. « Notre métier reste celui de logisticien de chantier et de travaux, en décarbonant l'amont et l'aval. Mais en matière de livraison, les attentes des clients restent immuables : respecter les horaires promis, et s'il y a un retard à cause d'aléas, prévenir », rappelle Jérôme Thfoin. Outre la livraison des produits commandés le jour J à l'heure H, « il faut éviter les erreurs de commande. Un 29-tonnes qui fait un aller-retour pour dépanner un client, c'est l'ennemi du bas carbone ». Reste que turnover et recrutements express ne jouent pas en faveur de la qualité de ce service. « Le management et la formation technique sont primordiaux. Nos commerciaux et nos chauffeurs font souvent la voiture-balai, par exemple s'ils s'aperçoivent qu'un plaquiste commande 10 plaques de plâtre en oubliant un bout de rail », illustre Jérôme Thfoin.
Face à cela, des négoces, tel VM, parient sur le digital. « Nous souhaitons mieux organiser nos circuits de livraison et optimiser le chargement des véhicules en matière de poids et d'encombrement pour limiter les kilomètres parcourus en particulier dans les ZFE », explique Céline Marchand. À cet effet, VM mène une expérience pilote « pour envoyer les missions de livraison sur les smartphones de nos conducteurs, et communiquer l'état d'avancement de la livraison aux clients. Ce service digital pourrait intégrer la signature électronique ou la prise de photo sur chantier au moment de la livraison ».
Décor Alliance teste aussi ces techniques empruntées à la livraison à domicile. « L'expérience du négoce est décisive, car il existe une vraie culture, un vrai savoir-faire, pour déterminer ce que les clients demandent, et si les conditions qu'ils proposent sont éligibles pour assurer la livraison, rappelle d'abord Philippe Poujol. En revanche, toute la logistique en amont pour éventuellement assurer cette livraison sur chantier - celle de l'approvisionnement - a encore peu de visibilité chez les fournisseurs. Sauf si les clients se renseignent eux-mêmes. »
Le suivi en direct. En se fondant sur ce constat et sur celui que les conditions technologiques sont remplies (pour assurer le tracking, etc.), « nous allons pouvoir notifier le statut et l'avancement d'un colis, y compris le tracking du transporteur comme Amazon ou Colissimo le proposent », anticipe Philippe Poujol. Sur le prochain site Web de Décor Alliance, « qui sera responsive », les artisans disposeront en temps réel du statut de leurs livraisons depuis la préparation des colis. « Depuis la crise sanitaire, les pros sont tenus de s'organiser un peu plus. Les fournitures n'arrivent plus en temps prévu ou dans les quantités escomptées. Face à ce facteur d'incertitude qui s'est installé dans les flux, et grâce à ce tracking, les artisans auront moins besoin d'appeler l'agence pour se renseigner. Informés des aléas de leurs livraisons. Ils pourront optimiser leurs ressources sur un chantier plutôt qu'un autre. » À Paris, Soldis est déjà bien avancée sur cette proposition de services de tracking.
Agir vite, maintenant. Dans ce mouvement global de décarbonation du métier de logisticien de chantiers, d'autres services vont émerger. « Il faut réactiver le marché des idées afin de savoir comment agir, et au plus vite, martèle Jérôme Thfoin. Ces changements doivent se faire dans des conditions économiques raisonnables et non délirantes grâce à de nombreux facteurs d'optimisation : pédagogie, formation, partenariat avec des start-up, prise en main d'outils qu'on n'utilise pas encore suffisamment bien, nouveaux carburants, nouveaux camions… Nous sommes sur tous les fronts. » Et ce, sans compter les réglementations environnementales, l'inflation, le conflit en Ukraine, la pénurie de personnel… Mais il y a urgence : 2030, c'est déjà demain.
1. Préparation de kits, activité logistique consistant à regrouper chaque élément pour composer un produit en un paquet, appelé kit.



