Notre-Dame de Paris va accueillir à nouveau le public, cinq ans après l’incendie qui l’a en partie ravagée. Vous qui avez dirigé ce chantier, comment vous sentez-vous ?
Soulagé ! D’abord parce que nous avons tenu le délai qui nous avait été fixé. Ensuite parce que cette restauration de Notre-Dame n’a pas été bâclée au prétexte qu’il fallait la mener en cinq ans. On a pu lire dans la presse certaines interrogations sur la qualité de notre intervention dans de telles conditions de rapidité, mais je peux l’affirmer : nous n’avons rien sacrifié !
En tant qu’architecte en chef des monuments historiques en charge de l’édifice, je n’aurais permis aucun renoncement. Cela aurait été indigne, et du monument, et de ma fonction. La cathédrale a été très bien restaurée et par des gens ultra-compétents, les meilleurs de leur spécialité : 2000 compagnons, 250 entreprises, et tout cela grâce aux 846 millions d’euros de dons qui ont été reçus.
Dès que je suis entré dans la cathédrale, au lendemain de l’incendie, je me suis dit que tenir ce délai de cinq ans était possible.
— Philippe Villeneuve, ACMH
Tout de même, quand le président de la République a fait la promesse de rouvrir la cathédrale en cinq ans, vous n’avez pas eu de sueurs froides ?
Dès que je suis entré dans la cathédrale avec les pompiers, au lendemain de l’incendie, le 16 avril, et que j’ai pu faire un premier état des lieux, je me suis dit que, oui, tenir ce délai était possible. La disparition de cette charpente en bois du XIIIe siècle représentait bien sûr la perte irréparable, définitive d’un patrimoine magnifique. Mais finalement les dégâts avaient été contenus à cette charpente, la couverture et la flèche, ainsi que quelques pièces des voûtes. C’est tout.
Au lendemain de l’incendie, diverses hypothèses de reconstruction de la toiture ont été émises. Il a aussi été question d’un «geste contemporain» pour recréer la flèche, mais dès 2020, le principe d’un retour à son état préexistant a été acté. A posteriori, était-ce le meilleur choix ?
En tant qu'architecte en chef, j’ai porté ce parti pris et je n’aurais pas pu tenir un autre discours. Beaucoup de choses faisaient que cette solution était la meilleure, à commencer par le souhait du public de retrouver le monument qu’il connaissait.
Nous avons reconstruit les parties manquantes des voûtes et, pour ce qui est de la charpente, nous avons procédé à une restitution authentique. C’est-à-dire que ce qui avait disparu a été refait à l’identique, et donc en bois. En effet, pour que l’édifice tienne, il faut du lourd. Une cathédrale comme Notre-Dame est un bâtiment vivant, dynamique : sous l’effet des poussées, il bouge. Ôtez le poids de la charpente et de la couverture et sa structure est déséquilibrée. C’est bien la raison pour laquelle, après l’incendie, nous avons dû conforter les arcs-boutants avec des cintres.
Alors certains ont suggéré le recours au béton ou au métal, pour aller plus vite. Mais je rappelle que la cathédrale de Reims, qui avait été reconstruite en plaquettes de ciment après la Première guerre mondiale, a dû ensuite être à nouveau restaurée. Sous l’effet de la corrosion des fers, le ciment se désagrégeait. Quant au métal, lors d’un incendie, ce matériau se tord et tombe. De plus, le bois, contrairement aux deux autres matériaux, présente un bilan carbone zéro.
Pourtant «refaire» n’entre pas tellement dans les canons habituels de la restauration…
Si l’on se place d’un point de vue occidental, on dira que l’on ne peut pas remplacer un bois vieux de 800 ans. Mais si vous abordez la question comme le font les Japonais, l’ouvrage restauré est authentique puisque a été reconstruit avec les mêmes matériaux, selon les mêmes techniques…
Ce qui compte, c’est le concept. Et celui-ci est conforme à la charte de Venise [la charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites de 1964, NDLR.], qui a été complétée 30 ans plus tard par le Document de Nara sur l’authenticité. Ces règles établissent qu’une construction peut être refaite quand elle est documentée. Ce qui était le cas de la charpente, de la couverture et de la flèche. En somme, nous avons choisi un parti pris de restauration universel.
Tout le génie qui s’exprime depuis l’origine dans la cathédrale est anonyme.
— Philippe Villeneuve, ACMH
Une évolution de Notre-Dame était à ce point impensable ?
Ceux qui ont proposé des interventions contemporaines ne comprennent pas ce qu'est Notre-Dame de Paris : elle est une icône. Surtout, personne ne peut créer un geste qui reviendrait à y apposer sa signature. Tout le génie qui s’exprime depuis l’origine dans la cathédrale est anonyme.
A part Jean de Chelles, Jean Ravy ou Raymond du Temple, entre le XIIIe et le XVe siècle, et bien sûr Viollet-le-Duc au XIXe, la majorité des architectes qui ont œuvré au cours des 860 ans d’existence de la cathédrale sont des inconnus. Notre-Dame nous domine et nous survivra. Elle est une école de la modestie.
Vous n’avez donc pas laissé votre marque quelque part, à la manière de Viollet-le-Duc qui avait fait faire le Saint-Thomas de la flèche à son effigie ?
Alors, ce n'est pas mon effigie, il n'y a ni nom, ni date ou signe d'architecte, mais il y a bien un visage, quelque part dans la cathédrale qui répond à la figure de Viollet-le-Duc. En réalité, il représente bien davantage tous les compagnons qui ont reconstruit la cathédrale que ma seule personne. De la même manière, quand j’ai dessiné le nouveau coq de la flèche, je ne l'ai pas signé.
Pour parler des compagnons, le chantier a été une démonstration de l’excellence française…
Ces corps de métiers existent depuis le Moyen-Âge et leurs savoir-faire se sont perpétués de générations en générations. Dans le compagnonnage, tout repose sur la transmission des anciens aux nouveaux. En suscitant un grand brassage des métiers et des âges, le chantier de Notre-Dame a été une grande école et une grande fierté pour tout le monde. Il nous a rappelé que ces traditions ne se sont jamais perdues. Tout cela a notamment été porté par 195 ans d’existence du service des monuments historiques.
Il y a toutefois eu quelques évolutions dans les méthodes de travail ?
En effet, des techniques qui étaient tombées en désuétude, comme la taille manuelle des bois, ont été réactivées et des outils anciens ont été recréés. Cela nous a valu quelques réflexions du type : «Tailler à la main ? Et pourquoi pas en poulaines ?» Mais le fait est que nous avons prouvé que travailler à la hache était possible.
Cela va révolutionner les techniques de chantiers patrimoniaux : désormais on osera refaire des charpentes en bois avec ce genre d’outils et des méthodes qui respectent les fibres du bois. Ce qui, nous l’avons démontré, ne coûte pas plus cher et s’avère tout aussi rapide.
Le public va-t-il retrouver une cathédrale totalement achevée ?
Tous les travaux qui étaient prévus en vue de la réouverture sont terminés, à la seule exception de la base de la flèche dont la couverture en plomb n’est pas finie. Surtout, le monument n’a conservé aucune fragilité. Il tient.
Est-ce à dire qu’il n’y a désormais plus de travaux à mener ?
Avant l'incendie, l'urgence était d’intervenir sur la flèche et d’engager ensuite des travaux pour remédier à l’état piteux du chevet et de la sacristie. Puisqu’une partie des dons, soit 140 M€, n’a pas été dépensée et qu’elle doit de toute façon être affectée à la cathédrale, nous allons pouvoir lancer ces deux derniers chantiers.
Par la suite, de multiples opérations resteront à mener. La nef, par exemple, est dans un état lamentable. Mais là, nous aurons épuisé les dons et tout dépendra alors des budgets qui seront mis à notre disposition, soit par le ministère de la Culture soit par d’autres voies de financement. En tout cas j’espère qu’il y aura encore et toujours des chantiers à Notre-Dame.
Est-ce vous qui continuerez à les diriger ?
Je continuerai à assurer ma fonction autant que je le pourrai, jusqu’à ce que je prenne ma retraite. Ensuite je passerai le flambeau. J’aurai alors fait ce que je devais, ce pour quoi j’étais sur terre.
Nous en avons volontairement effacé toute trace de l'incendie à l'intérieur de la cathédrale.
— Philippe Villeneuve, ACMH
Quand les visiteurs pénétreront dans Notre-Dame dans les prochains jours, verront-ils encore des traces de l’incendie ?
Nous en avons volontairement effacé toute trace à l'intérieur de la cathédrale. Je tenais absolument la rendre aussi merveilleuse qu’elle l’était. Les murs qui supportent la charpente, au-dessous des voûtes, gardent la marque des flammes mais c’est un lieu invisible du public.
Il ne demeurera qu'un seul stigmate du sinistre, une coulure de plomb qui est miraculeusement tombée dans la main du Christ de la Piéta. Je ne sais pas comment cela a pu se produire, puisqu’au-dessus, la voûte ne s'est pas effondrée. Symboliquement, c'est la seule chose que la conservatrice Marie-Hélène Didier et moi avons voulu garder.