Jurisprudence

Concessions : le régime des biens de retour validé par la CEDH

La jurisprudence française sur les biens de retour ne méconnaît pas le droit de propriété garanti par la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Elle peut s’appliquer y compris à des biens appartenant à l’exploitant avant la conclusion du contrat de concession.

Réservé aux abonnés
Jurisprudence
Les juges de Strasbourg se prononcent sur la théorie des biens de retour.
Marchés publics
Conseil d'Etat (CE)Décision du 2012/12/21N°342788

La théorie des biens de retour passe l’épreuve de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) ! La décision rendue le 5 octobre 2023 par la Cour (CEDH, affaire SARL Couttolenc Frères c. France, n° 24300/20) est le dernier épisode d’un contentieux débuté en 2014. Etait en cause l’application de la théorie des biens de retour à des équipements dont le titulaire du contrat de concession était déjà propriétaire avant la conclusion de ladite concession.

Un contentieux initié par l'Etat

Une société était titulaire de 1998 à 2013 d’un contrat de délégation de service public (DSP) pour l’exploitation des remontées mécaniques d'une station de ski. Au terme de ce contrat, la personne publique cocontractante décide de reprendre en régie l’exploitation de ce service public. S’engage une discussion entre les parties sur le sort des biens nécessaires à l’exploitation. Elles parviennent à s’entendre en 2014, avec la conclusion d’un protocole d’accord au terme duquel la collectivité s’engage à verser un montant forfaitaire de 2 millions d’euros à l'entreprise en contrepartie de la cession par cette dernière des biens nécessaires à l’exploitation des remontées mécaniques.

Sauf que le préfet de département, dans le cadre de son contrôle de légalité, s’oppose à cet accord. Il considère que le protocole serait contraire à la théorie des biens de retour, telle qu’elle résulte notamment de la décision « Commune de Douai » du Conseil d’Etat (CE, Ass., 21 décembre 2012, n° 342788, publié au recueil Lebon) selon laquelle les biens nécessaires à l’exploitation d’un service public appartiennent à la personne publique et que dès lors ils doivent lui revenir gratuitement au terme normal de la DSP (1). Il défère donc devant le tribunal administratif (TA) la délibération de la collectivité autorisant la signature du protocole, afin que celle-ci soit annulée. La demande du préfet est rejetée par le TA en 2015, puis en appel en 2016. Le ministre de l’Intérieur se pourvoit alors en cassation devant le Conseil d’Etat.

Retour vers le passé

Dans une décision du 29 juin 2018, (CE, Sect, 29 juin 2018, « Sauze », n° 402251, publié au Recueil), la Haute juridiction juge que la théorie des biens de retour s’applique également « lorsque le cocontractant de l’administration était, antérieurement à la passation de la concession de service public, propriétaire de biens qu’il a, en acceptant de conclure la convention, affectés au fonctionnement du service public et qui sont nécessaires à celui-ci ». Car c’est bien toute la particularité du litige : la société exploitait depuis 1934 les remontées mécaniques, dont elle était propriétaire, sur un terrain dont elle était également propriétaire. La loi Montagne de 1985 est venue remettre en cause cette gestion de droit privé en consacrant le caractère de service public aux remontées mécaniques. Dès lors ce service devait être assuré par les communes ou leurs groupements, « soit directement, soit par une entreprise ayant passé une convention avec elle ». Une période transitoire de régularisation pouvant aller jusqu’à quatorze ans était prévue pour les remontées mécaniques exploitées jusqu’alors par des sociétés privées. C’est à l’issue de cette période, en 1998, que l'entreprise et la collectivité ont conclu la DSP. 

La société s’estimait lésée par la décision du Conseil d’Etat : l'application du régime des biens de retour la privant de toute indemnisation, il s'agit selon elle d'une expropriation. C’est la raison pour laquelle elle a saisi la CEDH en 2020. Cette dernière doit examiner si l’ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens répond aux trois conditions de validité qu’elle a fixée dans sa jurisprudence. A l’inverse, cette ingérence serait constitutive d’une privation de propriété et contraire à la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales

Une base juridique ancienne

Première condition : l’ingérence doit avoir un fondement juridique. « Il peut s’agir du droit d’origine jurisprudentielle comme du droit d’origine législative » note la CEDH. Ces règles de droit interne doivent « être suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application ». Or, à cet égard, la requérante argue « qu’en 1998, lors de la conclusion du contrat, aucune règle suffisamment claire et prévisible ne lui permettait de considérer, même entourée de conseils éclairés, que les biens dont elle était propriétaire allaient retourner gratuitement à la collectivité publique ». Argument écarté par la Cour qui constate que la théorie des biens de retour « est énoncée depuis longtemps par la jurisprudence du Conseil d’Etat ». Elle s’appuie sur les conclusions du rapporteur public, Olivier Henrard, à l’occasion de la décision du 29 juin 2018, qui citent une série de décisions dont la première date de 1889. Pour la CEDH, la décision « Commune de Douai » de 2012 n’est venue que synthétiser cette théorie.

Deuxième condition : l’ingérence dans le respect au droit de propriété doit aussi poursuivre un intérêt général légitime. La Cour observe que la théorie des biens de retour a pour objet « d’assurer la continuité du service public ». La loi Montagne ayant consacré le caractère de service public à l’ensemble du secteur des remontées mécaniques, le régime des biens de retour poursuit bien un but qui « relève sans conteste de l’intérêt général ».

Pas d’atteinte excessive au droit de propriété …

Mais si la société requérante reconnaît elle aussi que « les nécessités de continuité de service public justifient que la personne publique puisse se rendre propriétaire des biens de son contractant », elle fait valoir « qu’une privation de propriété constitue une atteinte excessive en l’absence de versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, et qu’un manque total d’indemnisation ne saurait se justifier que dans des circonstances exceptionnelles ». L'ingérence serait excessive, et donc contraire à la troisième condition. 

Après avoir insisté sur le fait que la société a pu exploiter commercialement pendant vingt-huit ans les remontées mécaniques après l'adoption de la loi Montagne, la CEDH va juger au contraire que la privation de propriété qui résulte de l’application du régime des biens de retour est bien proportionnée au but poursuivi. Elle suit le raisonnement développé par le Conseil d’Etat en 2018 selon lequel si les biens nécessaires au service public font leur retour dans le patrimoine de la collectivité à titre gratuit, y compris si ces biens ont été acquis et apportés par le délégataire avant la conclusion du contrat, c’est parce qu’ils sont en principe pris en compte dans l’équilibre de la délégation de service public. Comme expliqué par le rapporteur public en 2018, dont les conclusions sont citées dans l’arrêt de la CEDH, cette prise en compte intervient normalement au moment de la conclusion de la DSP : les biens apportés par le délégataire doivent être intégrés dans les charges amortissables et couverts par les revenus du service. Si tel n'est pas le cas, l’entreprise dispose  de la possibilité  de saisir le juge d’une demande tendant à l’obtention d’une indemnité.

… le retour des biens pouvant être compensé

Dès lors, la Cour note « qu’il apparaît en fait que la valeur des biens nécessaires au fonctionnement du service public apportés par le délégataire au moment de la signature de la convention de délégation de service public, qui sont transférés dans le patrimoine de la personne publique délégante, est en principe compensée puisqu’elle est intégrée au calcul de l’équilibre économique du contrat au moment de sa signature, et qu’à défaut, le délégataire peut, au terme du contrat, obtenir du juge administratif une indemnisation destinée à rétablir cet équilibre. »

En conséquence, la société requérante n’a pas supporté « de charge spéciale et exorbitante » ; l’application du régime des biens de retour aux biens acquis par le concessionnaire antérieurement à la conclusion du contrat de concession ne méconnaît par le droit de propriété garanti à l’article 1 du Protocole n°1 additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.

Une affaire « très spécifique »

Signalons les réserves émises par deux juges de la CEDH. Conformément à la pratique de la Cour, leur opinion, qui ne suit pas celle de la majorité de la formation de jugement, est consignée en annexe de l’arrêt rendu. Ces deux juges insistent « sur le caractère très spécifique » de l’affaire qui ne suit pas « le schéma traditionnel des concessions de service public », en raison du fait qu’elle concerne des équipements propriété de la société avant la conclusion de la DSP. Ils prennent le soin de préciser qu'il n'est pas question de remettre en cause la théorie des biens de retour mais qu'à leurs yeux ces circonstances particulières constituent une expropriation, dans la mesure où ils estiment que le transfert de propriété opéré par l’effet de la loi Montagne serait « une application élargie et discutable des biens de retour »

En outre, ils rejettent le caractère prévisible pour la société de l’application du régime des biens de retour. Ils observent que cette dernière « pouvait […] s’attendre à percevoir une indemnisation » au regard des multiples dispositions convenues avec la collectivité concédante, qui est une « émanation décentralisée de l’Etat ». Ils citent ainsi le contrat de concession qui qualifiait les biens concernés de biens de reprise (que la personne publique peut racheté à l'issue du contrat) et le protocole d'accord litigieux conclu en 2014 qui fixait le montant forfaitaire de l'indemnité que la personne publique était prête à lui verser. Il aura fallu l'intervention du préfet pour remettre en cause cette indemnisation. 

Enfin, les deux juges ne partagent pas l'analyse considérant que l'application du régime des biens de retour ne serait pas disproportionnée notamment du fait que la société a en tout état de cause la possibilité de saisir le juge pour obtenir une indemnisation en cas de déséquilibre. Ils considèrent que toute demande en ce sens « serait vouée à l'échec » en raison de la jurisprudence constante du Conseil d’Etat en la matière : dans la mesure où les biens en question sont amortis depuis longtemps (comme le reconnaît la société requérante), toute indemnisation supplémentaire serait considérée comme une libéralité prohibée.

A noter enfin que le Conseil d’Etat a très récemment assoupli son application de la théorie des biens de retour, à propos de biens nécessaires au service public mais appartenant à un tiers à la concession.

CEDH, affaire SARL Couttolenc Frères c. France, n° 24300/20

(1) Une indemnisation des biens non entièrement amortis est possible à certaines conditions.

Abonnés
Analyses de jurisprudence
Toute l’expertise juridique du Moniteur avec plus de 6000 commentaires et 25 ans d’historique
Je découvreOpens in new window
Newsletter Week-End
Nos journalistes sélectionnent pour vous les articles essentiels de votre secteur.
Les services Le Moniteur
La solution en ligne pour bien construire !
L'expertise juridique des Éditions du Moniteur
Trouvez des fournisseurs du BTP !