Selon un récent arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux, les biens nécessaires à l'exécution d'un service public appartenant à un tiers et mis à la disposition d'un concessionnaire demeurent la propriété du tiers en fin de contrat (). Cette solution prend le contre-pied des jurisprudences du Conseil d'Etat « Commune de Douai » et « Sauze » qui procèdent à une application stricte de la théorie des biens de retour.
De la consécration de la théorie des biens de retour par l'arrêt « Commune de Douai »…
Depuis 2012, et son célèbre arrêt « Commune de Douai » (, publié au recueil Lebon), le Conseil d'Etat a consacré et précisé la théorie des biens de retour, dégagée par la jurisprudence à la fin du XIXe siècle. Selon cette décision, l'ensemble des biens, meubles ou immeubles, « nécessaires au fonctionnement du service public » et dont le contrat de concession met « les investissements correspondant à la création ou l'acquisition à la charge du cocontractant », constituent des biens de retour. Il en résulte que ces biens font nécessairement et gratuitement retour, à l'expiration du contrat, à la personne publique (1).
En revanche, lorsque ces biens sont édifiés sur le terrain d'un tiers, le même arrêt, faisant échec à la théorie civiliste de l'accession (), prévoit que le contrat de concession « peut attribuer [...] au concessionnaire, pour la durée de la convention, la propriété des ouvrages qui, bien que nécessaires au fonctionnement du service public, ne sont pas établis sur la propriété d'une personne publique ». Le contrat doit donc prévoir expressément cette appropriation pendant la durée de la concession - celle-ci n'étant pas automatique - et ne peut à l'issue de la concession « faire obstacle au retour gratuit de ces biens à la personne publique en fin de délégation ».
… à son application aux biens appartenant antérieurement au concessionnaire…
Malgré ces précisions, la question du sort des biens nécessaires au service public appartenant au concessionnaire avant la conclusion du contrat demeurait entière. Cela concerne tout particulièrement les exploitants de remontées mécaniques de domaines skiables et de crématoriums, deux activités qui présentent la particularité d'avoir pu être prises en charge directement par des opérateurs privés avant d'être confiées par le législateur aux seules communes en qualité de services publics.
Saisies précisément au sujet des remontées mécaniques des domaines skiables édifiées par des personnes privées avant l'intervention de la loi Montagne en 1985, les juridictions du fond optaient pour une application souple de la théorie des biens de retour. Les CAA de Lyon et de Marseille ont ainsi jugé que ces ouvrages, mis à la disposition de l'exploitation du service public par leur propriétaire dans le cadre de la concession, demeuraient la propriété de l'ancien concessionnaire. Dans ce cas de figure, la commune devait simplement se réserver contractuellement la faculté d'en faire l'acquisition dans l'intérêt de l'exécution du service public ( ; ).
Transfert dans le patrimoine public. Telle n'a pas été la position retenue par le Conseil d'Etat qui reprend, dans un arrêt de juin 2018, les considérants de principe de l'arrêt « Commune de Douai » en décidant qu'ils s'appliquent même lorsque le concessionnaire était propriétaire des biens antérieurement à la conclusion de la concession (, publié au Recueil). Cette « mise à disposition emporte le transfert des biens dans le patrimoine de la personne publique » sans que le contrat ne puisse y faire obstacle.
Ce « retour » dans le patrimoine public est en principe gratuit, à charge pour les cocontractants de « prendre en compte cet apport dans la définition de l'équilibre économique du contrat ». En clair, si la durée du contrat a permis à l'exploitant d'amortir économiquement son investissement initial, il n'y a pas lieu de lui verser une quelconque indemnisation en fin de concession pour l'apport au service public ainsi réalisé.
… et aux hésitations du juge sur le sort des biens appartenant à des tiers
Si l'on peut trouver une certaine justification à cette entorse prétorienne au cadre législatif de l'expropriation, même les plus fervents défenseurs du service public conviendront que la situation paraît bien plus discutable dans l'hypothèse de biens nécessaires au service public appartenant non pas au concessionnaire, mais à un tiers au contrat de concession. Tel fut l'objet de la passe d'armes entre les juridictions administratives bordelaises saisies au sujet du sort d'un crématorium.
Dans cette affaire, une commune a conclu le 26 mai 1998 un contrat de délégation de service public (DSP) avec la société X pour la gestion et l'exploitation d'un crématorium pendant vingt ans. Par un contrat du même jour conclu en présence des élus, les installations du crématorium, appartenant à Mme Y, ont été louées pour la même durée à la société X. En 2019, la municipalité a décidé de conclure un bail emphytéotique avec Mme Y concernant l'équipement afin de permettre le lancement d'une nouvelle procédure de passation d'une concession du service public de crémation. Le préfet a demandé au maire de retirer cette délibération, puis, face au refus de la commune, a saisi la juridiction administrative.
Le tribunal administratif de Bordeaux a considéré que ce crématorium était entré dans le patrimoine de la commune à compter de la conclusion de la signature de la DSP en 1998 (). Il estime en effet que le bail tripartite et la convention de DSP, conclus le même jour et pour une même durée, forment un ensemble contractuel indivisible et en déduisent « qu'en dépit de la stipulation selon laquelle [Mme Y]demeurera propriétaire des bâtiments à l'issue de la délégation, celle-ci ne peut être regardée comme tiers à l'ensemble contractuel de délégation de service public ».
Pas de retour des biens. A l'inverse, les magistrats de la juridiction d'appel, dans l'arrêt précité rendu en février dernier, notent que « le contrat de bail tripartite a pour seul objet la location du crématorium », ce qui implique notamment que la durée de ce bail soit identique à celle de la délégation de service public ». Ils jugent par suite que « le crématorium dont [Mme Y] est propriétaire et qui n'a pas fait l'objet d'investissements par le délégataire n'est pas au nombre des biens qui sont entrés dans la propriété de la commune quand bien même il est nécessaire au fonctionnement du service public funéraire ».
Une saga loin d'être terminée
La position du Conseil d'Etat sur cette question du sort des biens des tiers affectés à un service public à l'issue du contrat de concession est très attendue. En effet, si la position de la cour de Bordeaux semble logique au regard de la nécessaire préservation du droit de propriété des tiers, nul doute que certains opérateurs exploitants de services publics verront là une invitation à mettre en place des montages contractuels visant à faire sortir les biens de leurs actifs, et éviter ainsi un retour gratuit aux autorités concédantes en fin de concession.
La CEDH saisie. La question est d'autant plus sensible que la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a été saisie de la question de la compatibilité des règles propres aux biens de retour avec l'article 1 du protocole n° 1 de la Convention européenne des droits de l'homme relatif au droit de propriété, la société requérante dénonçant une expropriation de fait, non prévue par la loi, ne reposant pas sur un motif raisonnable, et, en l'absence de toute indemnisation, disproportionnée (2). Suspens donc.
Ce qu'il faut retenir
- En matière de concession de service public, le Conseil d'Etat, depuis ses décisions « Commune de Douai » en 2012 et « Sauze » en 2018, fait une application stricte de la théorie des biens de retour.
- Ainsi, l'ensemble des biens nécessaires au fonctionnement du service public et dont le contrat de concession met « les investissements correspondant à la création ou l'acquisition à la charge du cocontractant », constituent des biens de retour. Leur propriété revient donc gratuitement, à l'expiration du contrat, à la personne publique.
- Mais la CAA de Bordeaux a, en février dernier, rejeté l'application de cette théorie dans le cas où les biens nécessaires à l'exécution d'un service public appartiennent à un tiers et ont été simplement mis à la disposition du concessionnaire. La position du Conseil d'Etat sur ce point est à présent très attendue.