"Par rapport à 2019, l’activité reste dynamique. En comparaison, elle a crû de 15 %. Ce n’est pas rien sur un marché comme la France qui est plutôt mature », campe Fabio Rinaldi, président du directoire de BigMat France. Tous les intervenants s’accordent à le dire, aucun scénario catastrophe n’est envisagé. Pour l’instant. Car, face au contexte de la crise sanitaire qui a bouleversé l’économie mondiale, il n’est pas question de faire des pronostics sur les mois à venir.
Croissance élévée
L’heure est plutôt à dresser des constats. « Le premier semestre 2021 a été particulièrement bon. Le repli des Français sur leur logement et leur souhait d’amélioration de leur patrimoine ont créé une poussée positive qui devrait durer jusqu’à la fin de l’année », confirme Jérôme Thfoin, directeur du marketing et de l’innovation du groupe Samse. Éric Rouet, directeur général de VM, partage le même point de vue : « Depuis le déconfinement, le négoce a atteint des croissances extrêmement élevées. » Mais déjà, il pressent que « forcément, nous nous attendons à un ralentissement certain ». Car l’inédit étant devenu la règle sous le joug de cette pandémie, en dépit de la demande qui continue d’irriguer l’activité BTP, dans les mois à venir, il va encore falloir faire preuve d’agilité.
Coup de frein sur les chantiers
En effet, même si cette demande reste soutenue, l’activité est promise à un ralentissement pour plusieurs raisons. « Nos clients manquent de bras de manière criante. Ils peinent à recruter, et qui plus est une main-d’œuvre qualifiée », soulève Éric Rouet. Comme dans le secteur de la restauration, où de nombreux salariés sont partis, « un certain nombre de collaborateurs sont en désamour avec le bâtiment ». Il s’agit là d’une plaie béante sur un secteur en tension de manière récurrente. En outre, « certains de nos clients ont fait des efforts sur leur marge, coincés entre le prix de vente et la hausse des matériaux. Or, ils ont rendez-vous avec le remboursement du Prêt garanti par l’État (PGE). Qu’en sera-t-il de leur santé financière au regard de la dégradation de leurs marges engendrées par la hausse de prix des matières premières ? », interroge Jérôme Thfoin.
Coup de frein ?
Après que le premier confinement a conduit à une pénurie de matières premières, il faut maintenant composer avec une activité repartie aussi au grand galop… à l’international. « Aujourd’hui, la Chine rafle tous les lots de chêne, par exemple. Les scieries manquent de bois, et nous aussi. Or, qui dit pénurie des matériaux dit augmentation des prix, car tout le monde s’affole. C’est déplaisant à l’achat comme à la vente; et cette difficulté pourrait durer au moins jusqu’en fin d’année », augure Olivier Bouney, PDG de Bouney, négoce spécialiste de bois et panneaux. Fabio Rinaldi ressent cette lassitude, d’autant que le manque touche aussi les produits de grande consommation. « Bois, ossature métallique, écran de sous-toiture, chimie du bâtiment, et même plaques de plâtre ! Nous recherchons de la marchandise, c’est épuisant et inhabituel. Compte tenu de ces ruptures, l’activité de fin d’année risque de subir un coup de frein, et peut-être des quotas, voire une pénurie. »
Inflation galopante
De fait, les chantiers sont décalés, en attendant de pouvoir être gérés avec les contingentements. « Quand les entreprises présentent un devis à un client, elles annoncent 10 et au moment de réaliser le chantier, le prix est passé à 12. Cette irrégularité dommageable pour la pérennité des entreprises va forcément avoir un impact », ajoute Olivier Bouney. Outre des décalages, déjà intégrés, d’autres chantiers ne vont plus pouvoir démarrer. « Certains clients acceptent des pénalités, et d’autres sont contraints d’annuler ou de laisser tomber des appels d’offres, ne pouvant plus y répondre. Par exemple, l’avantage de la maison à ossature bois en termes de tarification se fait rattraper aujourd’hui. Elle n’est plus du tout compétitive par rapport à la maçonnerie, quand l’acier, lui, a augmenté de 45 % ! », constate, amer, Éric Rouet, en égrainant l’onde de choc de ces inflations galopantes : « Les écarts de prix de revient sont si significatifs qu’ils vont éloigner une partie des primo-accédants de l’accession par surenchérissement des coûts et par resserrement de l’accès au crédit immobilier. Ces personnes ne vont plus être en capacité d’acheter, ou alors de très petites surfaces. » Et le le directeur général de VM de pointer « un double effet : Si vous réduisez la taille des logements, il y a mécaniquement une baisse de la volumétrie des matériaux ».
Réduire la voilure
Autre danger pour l’équilibre des sociétés, « tant pour la distribution que pour les artisans, il n’est pas facile de faire admettre toutes ces hausses tarifaires aux clients finaux. Nous faisons donc au mieux avec les industriels pour les absorber… Sachant qu’on parlait d’une amélioration avant l’été, et on ne l’envisage pas avant 2022. Mais cette date est évoquée parce que les compteurs repartent à zéro. En réalité, on ne sait rien », s’inquiète Fabio Rinaldi. En attendant, le négoce joue les équilibristes. « Si l’activité reste soutenue, nous réduisons la voilure. Au lieu de suivre la croissance, nous répondons avec ce que nous avons au prix d’efforts de recherche de produits de substitution », explique-t-il encore. Plus que jamais le couple industriel/distributeur doit trouver des solutions pour s’accorder au mieux. « Notre stratégie est de renforcer notre partenariat avec nos fournisseurs, d’assurer un service en toute transparence et de ne surtout pas voir cette période comme une opportunité pour remonter les prix quand certains y voient un effet d’aubaine », souffle François Behr, PDG de Silix TP & Environnement et adhérent Starmat en Lorraine, qui n’hésite pas à prendre son bâton de pèlerin pour expliquer « directement aux maîtres d’ouvrage les difficultés rencontrées par les industriels. Maintenant, le marché devrait se réguler. Peut-être pourra-t-on revenir à un juste prix, car il y a un grand nombre de produits que nous vendons aujourd’hui moins cher qu’il y a sept ans, au moment où j’ai repris ce négoce ».
Les fournisseurs sur le grill
Au Pays Basque, chez Bouney, « nous mettons en place des partenariats forts avec les industriels qui nous livrent dans des conditions correctes et viables, même si les tarifs augmentent », enchaîne son PDG. Et de noter que, « avec les pratiques des quotas, nous faisons le nécessaire pour anticiper le plus possible, en servant en priorité les clients fidèles, mais pas les nouveaux. C’est quelque chose que nous n’avions jamais vécu avant ». Pour autant, tous les industriels ne jouent pas le jeu. Face aux indélicats, « avec des confrères, nous avons créé un groupe WhatsApp par famille de produits pour trouver des solutions quand des problèmes surgissent. Quand nous échangeons à 20, nous pouvons faire bloc sur les conditions que certains fournisseurs veulent nous faire avaler. Grâce au digital, ils ne peuvent plus diviser pour mieux régner », se félicite le PDG de Bouney.
Une mémoire d'éléphant
De l’aveu secret de tous, certaines relations pourraient en pâtir sur le long terme. « Nous avons une mémoire d’éléphant », avertit Éric Rouet. S’il n’est pas questions de jouer sur le registre des menaces, l’agacement pointe. « Beaucoup de fournisseurs nous aident. Mais d’autres sont plus opportunistes en renégociant les conditions de manière unilatérale, et en appliquant des augmentations du jour au lendemain, arguant que c’est à prendre ou à laisser. Ce discours est audible aujourd’hui, parce que nous sommes dans une situation de pénurie ». Mais un jour – certes encore difficile à prévoir –, elle aussi aura une fin. « Dans le cadre de l’application de notre politique RSE, nous réfléchissons aux opportunités d’ouvrir notre cartographie fournisseurs à des acteurs qui pourraient nous aider et devenir des partenaires de plus long terme », ajoute le directeur général de VM. L’effet d’aubaine pourrait se transformer en couperet pour certains.
Bon père de famille
Chez Tout Faire Matériaux, Charles-Gaël Chaloyard, directeur général, concède « moins subir les pénuries grâce à notre plate-forme. Les industriels qui mettent le marché sous quota préfèrent nous servir, car ils n’ont pas à s’occuper de la redistribution ». Il se montre confiant : Lors d’échanges avec nos adhérents, nous avons été séduits par leur maturité. Ils ont protégé leurs clients les plus fidèles qui se composent de petites entreprises gérées en “ bon père de famille ”, sur des marchés en forte croissance de la rénovation, énergétique comprise, et plutôt en ruralité. Nous n’avons pas à absorber de phénomènes de volumes rapides à cause de chantiers importants. » Malgré tout, il fait lui aussi état d’une crainte, le retour à la normale, « parce que nous n’avons aucune vision du moment où il va arriver. Si nous n’anticipons pas une remontée de la disponibilité, nous risquons d’être pénalisés au niveau des stocks. Or, je suis inquiet quant à notre capacité à anticiper les chutes de prix. Nous suivons donc les valorisations comme le lait sur le feu, et nous restons en alerte de manière précise et non globale, car ces évolutions vont se faire marché par marché ».
Retour aux fondamentaux
Reste que face à la situation actuelle, le négoce va continuer de puiser dans ses forces. « Lorsque nous sommes dans des marchés compliqués, la prime revient au professionnalisme et à l’attractivité d’une entreprise », reprend François Behr, qui ne cache pas sa vision positive : « Dans toute difficulté, des opportunités se présentent. Trop souvent, le métier du négoce se résume à acheter le moins cher possible pour revendre le moins cher possible ». Pour ce dirigeant, l’inédit est l’occasion de remettre en avant les services apportés par le négoce : « Que ce soit la logistique, le stock, la valeur ajoutée de promotions de produits, de développement de nouveaux produits, d’être le bras armé de fabricants qui eux finalement n’ont peut-être plus les moyens d’être au plus près de nos clients. C’est à nous de prendre le relais. Il va falloir que nous revalorisions notre métier et notre service. »
Charles-Gaël Chaloyard est dans le même état d’esprit : « C’est le service qui va nous différencier de plus en plus, à l’image de la disponibilité apportée à nos clients habitués par rapport à des opportunistes qui viennent uniquement pour notre stock. Nous sommes un intermédiaire. Si nous n’apportons pas de valeur ajoutée, elle va disparaître. Si nous voulons demain être un acteur prépondérant dans le milieu du bâtiment, il va falloir que nous décuplions les services chez les pros et chez les particuliers. La bataille va porter là dessus, même pour les enseignes de bricolage. »
Qui plus est, il faut aussi exister face à des pure-players « qui n’ont ni notre chance, la proximité, ni nos valeurs du négoce professionnel, renchérit le directeur général de Tout Faire Matériaux. Si nous nous contentons de faire notre métier comme avant, nous allons être laminés par les industriels qui veulent de plus en plus vendre en direct ou en semi-direct, en nous imposant des prix clients et par ces pure-players qui, eux, ne vont se positionner que sur le prix. » Une nécessité, d’autant que le tableau n’est pas complètement noir.
Une confiance prudente
En effet, chacun a pu constater que l’effet Covid-19 sur les marchés du négoce n’est pas que négatif. Les catégories socio-professionnelles supérieures (CSP+) quittent les grandes métropoles pour s’agrandir au vert, aidées par l’essor du télétravail. « L’activité est repartie à la hausse pour les constructeurs de maisons individuelles, et va rester bonne pour rénover ce patrimoine ou profiter des aides de l’État, afin d’améliorer la performance des logements », augure Fabio Rinaldi. Certes, il y a une ombre au tableau. « Nous avons besoin de stabilité fiscale. Il faut arrêter de changer régulièrement les règles liées à la rénovation énergétique », plaide Charles-Gaël Chaloyard. Au-delà, François Behr reste positif : « Nous ne sommes tout de même pas les plus à plaindre, quand des pans entiers de métiers vont disparaître. Nous avons la chance de rayonner sur des marchés de proximité. » Pour Olivier Bouney, la hausse des prix « va aussi permettre à certaines usines en souffrance de redevenir rentables pour investir et se projeter dans l’avenir ». À l’image de scieries presque fermées, aujourd’hui portées par la demande hors frontières « et qui vont repartir de plus belle, prédit Éric Rouet. Mais il va falloir un certain courage politique pour arrêter de laisser partir les forêts françaises, et maintenir notre capacité à dialoguer entre fournisseurs et distributeurs. Les causes des difficultés rencontrées sont variées, soit très locales, soit macro-économiques, nous demandant de nous réinventer. »
Finalement, la pandémie a eu un effet révélateur. « Le BTP est absolument essentiel. On peut vivre sans vacances à l’île Maurice, mais pas sans ville ni école ni maison ni commerce, etc. Nous sommes le maillon d’un secteur structurellement porteur », insiste Jérôme Thfoin, tout en énumérant « l’aménagement urbain, le vert dans la ville, les mobilités douces, la réduction de la fracture numérique, l’eau potable… Tous les grands sujets du vivre ensemble et des enjeux bas carbone croisent à un moment l’activité du BTP. Installés sur une plate-forme solide, nous nous sentons plus en responsabilité qu’en danger. Nous restons donc confiants, mais prudents. » Au moins jusqu’en 2022, comptant sur l’arrivée du rééquilibrage…