Interview

"Si l’humanité casse la machine climatique, il n’y aura plus aucun business possible", Fabrice Bonnifet, directeur développement durable du groupe Bouygues

Fabrice Bonnifet, directeur développement durable, qualité et sécurité du groupe Bouygues dévoile son ambition de voir émerger davantage d'entreprises contributives pour lutter contre le dérèglement climatique. Des sociétés rentables et à l'impact positif pour la planète fondées sur cinq piliers.  

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Fabrice Bonnifet est directeur du développement durable du groupe Bouygues.

Quelles remarques vous inspire la publication du premier volet du sixième rapport du Giec le 9 août dernier ?

Il n’y a rien de vraiment nouveau car nous savons depuis des années que les émissions de CO2 anthropiques causent le réchauffement planétaire. La nouveauté est que jusqu’à présent il était facile de ne pas se sentir concerné par les prévisions du Giec, mais désormais, il faut être sourd et aveugle pour ne pas constater l’anormalité des épisodes météorologiques associés au dérèglement climatique. Nous avons été épargnés par la canicule et les incendies d’envergure dans l’Hexagone cette année, mais nous pourrions nous trouver dans la même situation que la Grèce l’année prochaine. Chacun perçoit que le changement climatique touche tout le monde, n’importe quand et n’importe où sur la planète.

Nous sommes entrés dans une période chaotique qui va l’être de plus en plus et qui durera des milliers d’années. Nos enfants vont nous maudire. Nous sommes co-responsables d’un auto-génocide. Ce qui est en train de se passer est juste dramatique pour tout le vivant sur Terre !

Quelles solutions proposez-vous ?

Grâce au travail de Carbone 4, nous savons que les actions individuelles ne permettent de diminuer les émissions de CO2 que de 25 %, dans l’éventualité où chaque citoyen met en œuvre toutes les actions possibles à son échelle. Or, nous en sommes loin ! Ensuite, il restera encore 75 % des émissions à diminuer drastiquement et cela ne passera que par la régulation, donc par les Etats, et par les entreprises. Je m’intéresse essentiellement à ces dernières, d’où la publication avec Céline Puff-Ardichvili de notre livre « L’entreprise contributive : concilier monde des affaires et limites planétaires ».

Comment définissez-vous une entreprise contributive ?

Pour la définir, nous avons commencé par rechercher les sociétés rentables et qui ne génèrent que des impacts positifs pour la planète. Autrement dit des entreprises qui ne considèrent pas que gagner de l’argent est suffisant et l'autorise à polluer légalement !  Nous en avons identifié une quarantaine – un chiffre nettement insuffisant – mais nous avons surtout constaté qu’elles avaient suivi le même parcours pour atteindre ce stade de l’entreprise contributive. Il peut se résumer en cinq piliers.

Quels sont ces piliers ?

Le premier consiste à  intégrer les faits scientifiques en tant que données d’entrée de la stratégie. Les économistes, les politiques et la plupart des gens mal informés estiment que le marché porte toutes les solutions de viabilité, ce qui est faux. Les lois physiques sont intangibles et notre mode de développement est clairement incompatible avec la préservation des conditions de maintenabilité des écosystèmes à courts termes désormais. Si l’humanité « casse » la machine climatique, il n’y aura plus aucun business possible !

La deuxième étape consiste à redéfinir la raison d’être de l’entreprise afin que la finalité du profit soit avant tout mise au service du vivant. Car le vivant est bien la condition de ce profit, cela va sans doute faire rire les cyniques et les égoïstes, il est pourtant évident de comprendre pourquoi.

La troisième phase, consiste ensuite à changer de modèle économique pour passer d’un modèle linéaire à un schéma perma-circulaire car l’objectif n’est plus de vendre des produits mais de vendre des usages de produits ce qui est très différent.

Il s’agit, dans un quatrième temps, de revoir le système de management de l’entreprise et de mettre en confiance les collaborateurs, qui pourront ainsi mobiliser leur génie créateur au service de la raison d’être. L’entreprise va probablement gagner un peu moins d’argent, mais elle sera plus durable car elle va devoir mieux intégrer dans ses coûts la régénération de ses ressources et la préservation de l’environnement. Les entreprises possèdent des marges de manœuvre considérables pour limiter cette perte relative de rentabilité avec la réduction du gaspillage, de la non-qualité, etc. Le BTP est d’ailleurs l’un des secteurs qui présente le plus fort taux de non-qualité.

Enfin, dernier pilier, la comptabilité doit s’adapter pour devenir multi-capital, avec trois capitaux à maintenir : financier, naturel (les écosystèmes, les ressources dont sont issues les matières premières et l’énergie indispensables pour la création de valeur) et humain. Les trois comptabilités doivent cohabiter selon un principe de soutenabilité forte, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent pas se compenser l’une par rapport à l’autre, et c’est ce que les entreprises traditionnelles ne savent pas encore faire.

Le groupe Bouygues est-il « contributif » ?

Les longues marches commencent par un premier pas ! Nous avons notablement accéléré sur le développement durable depuis trois ans sous la pression de nos clients, mais aussi de nos collaborateurs. Notre contribution à la protection des ressources dépend fortement des types de marchés, de leur localisation géographique et de la maturité de nos parties prenantes. Lorsque nous répondons à un appel d’offres, les marges de manœuvre sont parfois très limitées. Notre responsabilité se limite souvent à entamer un dialogue avec les clients pour leur proposer des alternatives ou variantes. En conception/réalisation à l’inverse, nous avons davantage de latitude pour agir et proposer des constructions plus durables et des bâtiments dont l’intensité d’usage sera plus importante.

Comment augmenter l’intensité d’usage d’un bâtiment ?

La première chose est de s’intéresser au constat : en France, les bâtiments publics sont utilisés entre 15 et 20 % du temps, un chiffre qui monte à 25 % pour les immeubles tertiaires privés. Cela signifie que 75 % du temps, ces édifices sont vides. Un phénomène encore amplifié par la Covid-19 ! Et cela coûte cher car tous ces espaces ont nécessité de grandes quantités de ressources pour leur construction, et nécessitent toujours de l’énergie pour leur exploitation et leur maintenance. Nous disposons de trop d’infrastructures mal utilisées.

Nous avons donc planché sur un nouveau concept building. Et le résultat est le Bâtiment hybride à économie positive (BHEP), dans lequel une grande partie du bâtiment accueille différentes typologies d’utilisateurs en fonction des moments. Utiliser davantage les bâtiments permettra d’en construire moins mais ils seront plus rentables et cela rendra les villes moins denses, avec davantage de nature et d’espaces partagés.

Concrètement, à quoi ressemble un bâtiment hybride à économie positive ?

C’est un immeuble dont l’intensité d’usage est maximum et qui produit ses propres flux : eau, électricité, chaleur… En fonction des contextes, il sera accordé à de la géothermie, disposera d’une unité de co-génération, disposera de panneaux photovoltaïques, récupérera la chaleur fatale et « jouera » sur l’inertie de son enveloppe. Toute l’énergie excédentaire sera valorisée vis-à-vis d’un opérateur ou d’un bâtiment voisin. Bref, il sera également générateur recettes financières !

Le BHEP mise aussi sur la convergence bâtiment et mobilité, c’est-à-dire que les panneaux photovoltaïques alimentent les batteries des véhicules électriques et vice et versa, et cela participe à l’équilibre de la courbe charge du bâtiment et même de l’ilot.

Autre point essentiel, le BHEP est conçu pour devenir une véritable banque de matériaux, grâce au BIM. Nous travaillons avec Dassault Système en ce sens. Et nous allons ainsi réaliser des économies substantielles car les matériaux représentent 25 % du bâtiment ! A l’avenir, le démontable aura davantage de valeur que le « démolissable ».

Ces immeubles se caractériseront aussi par leur « haute qualité d’usage », la HQU. Un acronyme, qui s’appliquera au tertiaire comme au logement pour prendre en compte tous les aspects santé et confort des ouvrages, le respect des cycles physiologiques, les aménagements qui privilégient l’activité physique, qui sont conçus avec des éco-matériaux afin de réduire les émissions de composés organiques volatiles, etc.

Enfin, les BHEP prennent en compte les externalités environnementales afin de pouvoir s’adapter au changement climatique qui va s’amplifier. Ce volet-là sera davantage du ressort des architectes, in fine cela renforcera la « valeur verte » de l’actif. Nous sommes en discussion avec plusieurs clients qui sont intéressés. Les premiers BHEP devraient voir le jour d’ici 2023 ou 2024.

Vous semblez assez pessimiste et dans le même temps, vous n’hésitez pas à proposer des solutions. Comment envisagez-vous l’avenir ?

Je suis un peu désespéré lorsque j’observe l’apathie des décideurs, mais je me bats tous les jours pour faire évoluer les mentalités. Ce que nous indique le dernier rapport du Giec est clair : l’inertie du système climatique fait que nous allons vivre dans des conditions de plus en plus difficiles et personne ne sera épargné. Nous savons que nous allons dans le mur, mais nous pouvons encore choisir la vitesse à laquelle nous risquons fort de nous écraser.

Si nous arrivons à nous débarrasser de nos certitudes actuelles et des fausses bonnes idées pour les remplacer, nous pouvons ralentir le rythme du réchauffement, voire même le stabiliser à horizon 2050.

Pour cela, nous avons besoin de changements radicaux. Les bâtiments non réversibles, inadaptés aux conditions extrêmes qui vont devenir notre quotidien, n’auront bientôt plus aucune valeur d’usage. Notre mission est d’accompagner nos clients et leur expliquer ces enjeux stratégiques de long terme à prendre en compte maintenant.

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