Dans le BTP, la tendance est à la modération salariale cette année. Le contexte ne se prête en effet plus guère aux largesses. A commencer par une inflation en net repli, après avoir donné du fil à retordre aux employeurs durant près de deux ans. Selon l'Insee, en décembre dernier, les prix à la consommation ont augmenté de 1,3 % sur douze mois, contre 3,7 % en moyenne en 2023. « Nous revenons tous progressivement à des budgets de rémunération plus raisonnables », rapporte Jérôme Pavillard, DRH de Razel-Bec. A la faveur d'un accord signé en octobre avec les organisations syndicales, le groupe de travaux publics a accordé à ses collaborateurs une enveloppe globale d'augmentation de 2,3 % - « un niveau équivalent à l'inflation de juillet 2024 » -, contre 4,3 % l'an passé.
« Nous ferons du cas par cas ». Dans un contexte économique maussade, les employeurs sont d'autant plus enclins à jouer la prudence au regard des hausses substantielles consenties lors des précédents exercices. « Il apparaît difficilement envisageable d'être aussi généreux en 2025 alors que nous nous attendons tout au plus à une stabilité de notre chiffre d'affaires », confirme Stève Noël, DRH de Rabot Dutilleul Construction. L'entreprise table ainsi sur une revalorisation aux alentours de 1,8 %.
Gino Stassi, P-DG de la PME francilienne Edile Construction, estime de son côté ne pas avoir à rougir d'une politique de rémunération dont les contours restent à définir - les enveloppes seront distribuées en mars - mais qui sera sans nul doute « particulièrement mesurée ». « La masse salariale de l'entreprise a déjà progressé de 8 % en deux ans, met en avant le dirigeant. Nous ferons du cas par cas, mais l'exercice s'annonce délicat : nous dépendons à 80 % de la commande publique en matière de rénovation thermique des bâtiments et nous manquons de visibilité sur les intentions des collectivités qui sont vent debout en raison des ponctions financières que l'exécutif souhaite leur infliger. » Au sein du groupe de rénovation du patrimoine Aurige, malgré un carnet de commandes et un niveau d'activité des plus satisfaisants, une certaine vigilance est également de mise « en raison de la situation de nos clients publics et dans l'immobilier de luxe qui pourraient être amenés à différer leurs investissements », développe Erick Romestaing, son directeur général. Sans compter les annonces de baisse du montant des aides à l'embauche d'apprentis, mais aussi l'instabilité politique « qui nous a privés ces derniers mois d'une ligne de conduite économique et fiscale claire », pointe le dirigeant. D'où la décision de « mettre la pédale douce sur les augmentations ». Aurige prévoit ainsi une croissance de sa masse salariale comprise entre 2 % et 2,5 %, contre 3,5 % en 2024. « Un budget qui doit toutefois nous permettre de continuer à récompenser nos collaborateurs et à accompagner leur évolution », commente Erick Romestaing. Car si on constate des tensions moindres sur les embauches dans le secteur, avec par conséquent des prétentions salariales moins audacieuses que naguère chez les candidats, « nous nous devons de rester a minima au niveau du marché, voire sur le haut du panier ». Sous peine de voir certains salariés se faire débaucher.
La modération sera un peu moins importante dans certaines sociétés d'ingénierie. A l'image d'Artelia qui, dans le cadre de l'application de son accord triennal sur les rémunérations pour la période 2024-2026, prévoit une croissance moyenne de 3,5 % de sa masse salariale cette année, contre 4,2 % l'an dernier. « Un budget que nous avions anticipé en misant sur une baisse progressive de l'inflation, mais qui tient aussi compte d'une situation contrastée dans l'immobilier et la construction, tandis qu'elle demeure favorable dans les bâtiments publics ou les infrastructures », explique Thierry Lassalle, DRH groupe. Et d'appuyer : « Négocier sur les rémunérations tous les trois ans permet à nos collaborateurs de se projeter et induit un engagement fort de notre part. » Dans ce cadre, les pourcentages annuels sont susceptibles d'être révisés à la hausse ou à la baisse en fonction de différents paramètres, et en premier lieu de la conjoncture économique.
Ciblage accru. Dans le contexte actuel, les augmentations, essentiellement individuelles, font l'objet d'un ciblage accru. Chez Razel-Bec, la sélection s'est notamment opérée en faveur des salariés à haut potentiel et de ceux ayant réalisé une performance exceptionnelle, tandis qu'Aurige encourage notamment les jeunes en début de carrière. « Au-delà des augmentations, pour les compagnons les plus volontaires, nous valoriserons ceux qui nous accompagnent dans le déploiement de notre stratégie de décarbonation, en élaborant des formations permettant d'acquérir de nouvelles compétences en matière de rénovation », livre Stève Noël. Rabot Dutilleul Construction travaille en outre à la conception de grilles d'évaluation « qui visent à être le plus objectif possible dans l'attribution des augmentations ». Dans les bureaux d'études, les experts, les chefs de projets multidisciplinaires expérimentés ainsi que les personnes en poste dans l'environnement, les infrastructures de transports et le nucléaire tireront leur épingle du jeu.
Par ailleurs, pour compenser une politique moins dynamique sur le registre de la feuille de paie, les employeurs continueront à valoriser leur offre en matière de package de rémunération. Aurige pourra par exemple s'appuyer sur un dispositif d'épargne salariale « qui produira encore ses pleins effets cette année, avec la distribution de primes d'intéressement et de participation d'un niveau élevé », avance Erick Romestaing.
Actionnariat salarié, soutien à la parentalité, avantages en nature, mais aussi monétisation des RTT ou encore hausse de la participation de l'employeur à la mutuelle… Après avoir innové ces dernières années en développant des instruments de rémunération pour attirer et fidéliser les talents, les employeurs entendent désormais rentabiliser leurs outils. « Nous avons construit des stratégies sophistiquées et coûteuses : à présent, nous les déployons. Nous insistons ainsi beaucoup, par exemple, sur les dispositifs d'épargne salariale ou de compte épargne-temps avec, pour certains, l'abondement de l'employeur. Nous mettons aussi en avant quelques mesures autour de la mobilité douce qui permettent de participer au financement des déplacements domicile-travail des salariés concernés », illustre Jérôme Pavillard.
Prudence. Quant au devenir des politiques de rémunération dans le secteur, « le contexte politique ainsi que les perspectives économiques, notamment autour des élections municipales de 2026, vont nous contraindre à une attention soutenue concernant nos coûts salariaux », prédit le DRH de Razel-Bec. Pour répondre malgré tout aux enjeux persistants d'attractivité et de fidélisation des profils clés, les employeurs devront continuer à jouer les équilibristes.


« Mieux valoriser notre package de rémunération », Virginie Flore, directrice générale adjointe en charge du capital humain, de la communication et de la RSE du groupe Balas
« Nous n'avons pas encore ouvert les négociations pour les augmentations prévues au mois d'avril, mais malgré une production soutenue en 2024 et un carnet de commandes rassurant, la situation économique impose un pilotage prudent de notre masse salariale. Face à un marché du travail qui demeure toutefois concurrentiel, nous avons récemment entamé une réflexion sur l'évolution de notre politique de rémunération, afin de la rendre plus innovante, performante et attractive. Nous avons par exemple déjà mis en place un système de versement des primes de performance individuelle pour les personnels sur les chantiers au quadrimestre, ce qui permet de mobiliser ce système de récompense plus fréquemment dans l'année. L'idée est aussi de mieux valoriser les éléments qui composent le package de rémunération. Parmi les mesures récentes en faveur du pouvoir d'achat : une prise en charge à 86 % de la mutuelle par l'employeur pour “la part isolée”, ou encore une revalorisation significative de la valeur faciale des tickets-restaurant (10,80 euros). Nous avons aussi amélioré notre flotte automobile : un véhicule électrique est systématiquement proposé. »
« Augmenter la part variable du salaire », Jacques-Olivier Durand, DRH d'Ingérop.
« Nous avons arrêté cette année un taux moyen d'augmentation de 3,25 % [contre 4,5 % en 2024, NDLR], qui tient à la fois compte de l'inflation et du contexte économique, mais aussi de notre bon niveau de rentabilité et d'activité - 200 postes sont d'ailleurs encore à pourvoir au sein de nos effectifs.
Cet effort significatif récompense l'implication de nos collaborateurs et nous permet de rester attractifs sur le marché du travail. Nous avons par ailleurs entrepris d'augmenter chaque année la part variable du salaire par rapport à la rémunération de base. La prime de fin d'année représente en effet à nos yeux le moyen idoine pour valoriser un succès, la réussite de projets ou encore des actions collectives. A cela s'ajoute, dans le cadre du dispositif d'épargne salariale, le versement pour 2025 d'un abondement de l'employeur fléché vers notre fonds commun de placement d'entreprise (FCPE), qui détient 10 % du capital du groupe. Autant d'instruments en faveur d'un meilleur partage de la valeur auxquels nos salariés sont attachés. »
« Lier notre politique salariale au déploiement de notre culture RSE », Anouck Pauchard, responsable RH de Couserans Construction (Ariège).
« Récemment labellisés “Engagé RSE” niveau exemplaire par l'Afnor [norme ISO 26000, NDLR], nous avons décidé de nous appuyer sur notre politique salariale pour déployer notre culture RSE. Nous projetons de lier une partie de l'évolution de la rémunération à trois critères intégrant cette culture : “être acteur de la préservation de l'environnement”, “être salarié responsable” et “être acteur de la santé et de la sécurité”. Pour chacun d'eux, nous avons défini des indicateurs spécifiques, afin de garantir leur objectivité et leur mesurabilité.
Pour l'heure, nous sommes dans une phase “test” : nous communiquons nos attentes aux salariés dans le cadre des entretiens d'évaluation qui se déroulent actuellement. En fonction des échanges, nous négocierons un accord d'entreprise avec le CSE.
Selon notre projet, ces critères représenteraient une quote-part significative dans le pourcentage de révision des augmentations dès l'année prochaine. Malgré l'incertitude, nous continuerons à accompagner nos collaborateurs pour cette année 2025, mais dans des proportions mesurées. Les salaires pratiqués dans notre entreprise sont en tout cas supérieurs de 5 % en moyenne par rapport aux minima des catégories ouvriers et Etam en Occitanie. »
Méthodologie
Ce focus sectoriel a été réalisé à partir de l'édition 2025 de l'étude de rémunération du cabinet de recrutement Hays. Celle-ci a été conduite au troisième trimestre 2024 grâce à un questionnaire rempli par un panel constitué, à l'échelle nationale, de près de 2 000 clients et candidats.
« Les profils de chargés d'affaires et en études de prix se démarquent », Mikaël Paraud, directeur France en charge du BTP et de l'immobilier chez Hays.
« Les embauches dans la construction ont nettement ralenti, avec des besoins en compétences moins importants, même si le secteur connaît toujours des difficultés à attirer les talents. Les travaux publics, portés notamment par les grands projets d'infrastructures, s'en sortent mieux sur le front de l'emploi.
Dans le bâtiment, même l'activité de rénovation-entretien génère désormais moins d'offres. Aussi, les salaires à l'embauche n'ont pas explosé comme au cours de la période d'euphorie de ces dernières années : tout au plus ont-ils suivi l'inflation sans la dépasser. Les jeunes diplômés, qui parviennent encore à s'insérer sur le marché du travail, affichent dorénavant des prétentions plus modestes. Nous n'observons pas non plus d'initiatives des employeurs pour mettre en place de nouveaux accessoires de la rémunération. Les profils qui se démarquent sur le plan du salaire sont les ingénieurs et techniciens en études de prix, une fonction cruciale pour aider les entreprises à se positionner sur de nouveaux marchés ou territoires.
Les chargés d'affaires sont, eux, très convoités par les structures qui officient dans le clos couvert et l'étanchéité. »