Fluctuant, complexe, en dents de scie. C'est ainsi qu'Emilie Martin, consultante experte en recrutement chez Fed Construction, dépeint le marché du travail dans le BTP en cette rentrée. « Malgré la conjoncture économique, nous continuons à recevoir des demandes des employeurs, mais avec une alternance de périodes creuses et de moments où les sollicitations accélèrent », décrit-elle. Le secteur est aussi confronté à un marché de l'emploi à plusieurs vitesses en fonction des activités concernées.
Alors que côté bâtiment, les recrutements sont à l'arrêt dans les entreprises spécialisées dans le résidentiel neuf, les sociétés qui ciblent des marchés diversifiés continuent à rechercher de nouvelles compétences. « Ayant quitté le logement à la fin des années 2000, et positionnés, entre autres, sur les marchés du tertiaire, de l'industrie et de la santé, nous sommes moins affectés que d'autres acteurs par la crise, même si nous sommes actuellement exposés à davantage de concurrence et donc de tensions sur les prix », pose Jérôme Balas, directeur général du groupe francilien Balas (950 salariés). Un contexte qui se ressent en interne, « avec une légère baisse des demandes d'alternants remontées par les équipes, passées de 70 à une cinquantaine en un an : un indicateur significatif de la perception de l'avenir par nos managers », pointe le dirigeant. L'ETI familiale compte en tout cas à ce jour 90 postes ouverts en CDI, « soit environ 10 % des effectifs », sur des fonctions d'ingénieurs méthodes, dans l'encadrement de chantier et sur des profils de chef de groupe ou encore dans le domaine du data management.
Transition énergétique. Sans surprise, le volume des demandes des employeurs dans le cadre d'activités liées à la transition énergétique (photovoltaïque, enveloppe du bâtiment, réhabilitation…) continue à gagner du terrain. « Les besoins liés au marché de la rénovation sur notre panel de clients ont été multipliés par cinq en un an », chiffre Mikaël Paraud, directeur France en charge du BTP et de l'immobilier chez Hays. « Nous sentons la situation économique se tendre autour de nous, mais notre activité centrée à 80 % sur des travaux de rénovation nous sauve, témoigne de son côté Anouck Pauchard, responsable RH de la PME ariégeoise Couserans Construction (60 salariés). Malgré une baisse des appels d'offres, nous demeurons ainsi en recherche active, et avons par exemple récemment intégré trois conducteurs de travaux, dont un apprenti et un chargé d'affaires. » Les travaux publics ne sont pas en reste. Mikaël Paraud comptabilise ainsi une hausse de 60 % des besoins des recruteurs en la matière, « avec une forte dominante sur la partie infrastructures et VRD, notamment concernant les réseaux humides, le génie civil restant pour sa part un peu en retrait ». Dans la perspective du rachat de petites sociétés spécialisées dans la signalisation et les espaces verts, Dubrac TP (VRD, Seine-Saint-Denis, 400 salariés) a renforcé ces derniers mois ses équipes, avec notamment l'intégration de cinq cadres en conduite de travaux. Francis Dubrac, son P-DG, note bien « un petit ralentissement de la part des collectivités, qui doivent faire leurs comptes après les Jeux olympiques », mais se satisfait d'un carnet de commandes « plutôt pas mauvais qui nous permet en tout cas de ne pas avoir à nous poser de questions sur la pérennité des emplois dans l'entreprise. Il n'y a pas de quoi se plaindre ».
Pied sur le frein. Du côté des bureaux d'études, l'activité du recrutement suit la même logique que dans le bâtiment. Les sociétés d'ingénierie spécialisées dans le logement ont mis le pied sur le frein, avec même, pour certaines petites structures, des licenciements, tandis que celles qui officient dans des projets variés tirent leur épingle du jeu. « Nos activités dans les travaux publics et les grands projets nous permettent de compenser les effets de la crise de la promotion immobilière, de sorte que notre politique d'embauches reste stable », illustre Stéphane Huguet, DRH de Fondasol (850 salariés, Vaucluse). Cette année, 130 nouvelles recrues au total auront rejoint l'ingénieriste, qui connaît un taux de turn-over, « stable lui aussi », d'environ 19 %. Dans ce contexte, Fondasol est notamment en quête d'ingénieurs en géotechnique et en environnement, de responsables d'agence ou encore, pour les métiers de chantier, de foreurs et de chefs d'équipe.
Mais quelle que soit l'activité concernée, la tendance n'est plus aux créations de postes. « Les demandes de nos clients concernent de plus en plus de remplacements », confirme Emilie Martin. Symptôme de périodes moins fastes, les procédures d'embauche s'allongent. « Elles peuvent prendre jusqu'à un mois et demi, contre une à deux semaines auparavant : il y a davantage d'enjeux par les temps qui courent à faire le bon choix », explique-t-elle. Plus regardants, les recruteurs multiplient les entretiens et n'hésitent pas à demander des références à d'anciens employeurs afin de sécuriser leur décision. « Ils prennent aussi davantage de temps pour s'assurer de décrocher le projet motivant leur embauche », complète la professionnelle du recrutement. Gino Stassi, P-DG de la PME francilienne Edile Construction (45 salariés), qui signale « un carnet de commandes plus faible que d'habitude et un chiffre d'affaires 2024 pressenti à la baisse contrairement aux trois années précédentes », se pose en observateur. « Nous avons ouvert un poste en études de prix pour nous aider à décrocher de nouveaux projets - nous attendons notamment des appels d'offres sur le créneau de la rénovation thermique des équipements publics », livre le dirigeant. Pour le reste, Gino Stassi reste « en veille », afin d'identifier quelques talents sur des profils de conduite de travaux et de chargés d'affaires « susceptibles de réaliser nos chantiers si nous gagnons de nouvelles opérations. Compte tenu du contexte, nous sommes particulièrement en recherche de qualité : nous ferons peut-être l'effort de recruter avant si nous rencontrons un profil à fort potentiel ».
Reste que les employeurs sont de plus en plus nombreux à témoigner de leurs difficultés pour attirer sur des profils ouvriers.
« Alors que nous avons trouvé assez facilement ces derniers temps de nouveaux ingénieurs ainsi que des compagnons désireux de travailler dans la charpente bois, la tâche s'annonce moins aisée s'agissant de la petite dizaine de postes ouverts sur des postes de maçon qualifié, chef d'équipe maçon, couvreur et chef d'équipe couvreur », développe Anouck Pauchard. Sans compter que, comme certains de ses homologues, la responsable RH de Couserans Construction se trouve aussi fréquemment confrontée aux refus de propositions d'embauche en CDI de la part d'ouvriers intérimaires trop attachés aux avantages que procure leur statut (prime de précarité, liberté d'organisation…).


Quelle que soit l'activité concernée, la tendance n'est plus aux créations de postes.
La mobilité interne privilégiée. Autre tendance en cet automne : certains employeurs privilégient de plus en plus en premier lieu la mobilité interne. Une petite musique bien connue en temps de crise. « Cette démarche, qui permet aussi d'éviter de se séparer de personnes en poste sur des secteurs où l'activité n'est pas favorable, passe avant tout par une nouvelle façon de voir la formation », commente Anaïs Mathy, directrice du cabinet de chasseurs de têtes Saint Louis Executive. L'enjeu est ainsi de permettre aux équipes de s'adapter aux évolutions du marché. « En poussant au renouvellement des compétences des collaborateurs, la conjoncture joue un rôle d'accélérateur », poursuit la consultante. Et de conclure : « Pour éviter de se retrouver avec des trous dans la pyramide des âges comme après la crise des années 1990, les entreprises et bureaux d'études gagneront à être davantage acteurs de l'évolution des compétences en interne… tout en continuant à s'enrichir de parcours différents identifiés avec soin en externe. »
« De nouveaux profils dans le domaine de la biodiversité », Jacques-Olivier Durand, DRH d'Ingérop (2 100 salariés en France).
« Nous menons depuis trois ans une politique d'embauche dynamique, et la tendance ne s'inverse pas cet automne. Nous avons déjà accueilli 250 collaborateurs depuis janvier, et près de 200 autres postes sont actuellement ouverts.
Chargés d'études, chargés d'affaires, chefs de projets multidisciplinaires… Nous ciblons tout type de profils dans l'ensemble de nos activités. Nouveauté cette année : dans le cadre du développement de notre filiale dédiée au génie écologique Actierra, créée en janvier dernier, nous sommes en quête de profils spécialisés dans la biodiversité. Par exemple des chargés d'études faune ou flore, des ingénieurs hydrauliciens spécialistes en milieux humides, mais aussi des chargés d'études en système de cartographie SIG. Mais nous recrutons aussi des ingénieurs spécialisés en cybersécurité des bâtiments et en génie civil nucléaire. Le secteur de l'ingénierie connaît toujours une forte pression sur les rémunérations. Nous y répondons en valorisant notre package, qui ne se compose pas uniquement d'éléments strictement salariaux : intéressement et participation, protection sociale ou encore forfait mobilité durable. »
« Rester attractifs sur les salaires », Jérôme Pavillard, DRH de Razel Bec (3 000 salariés en France).
« Forts d'un niveau de commandes très satisfaisant en France et d'un chiffre d'affaires 2024 stable après avoir atteint le milliard d'euros l'an passé, nous embaucherons cette année 200 cadres et entre 200 et 300 compagnons. Nous avons en effet toujours des besoins importants un peu partout en France dans tous nos domaines d'activité. Un peu moins de 500 jeunes officieront dans nos équipes cette année en alternance et en stage. Pour le reste, nous sommes toujours confrontés à des difficultés de recrutement. Il nous faut entre deux et cinq mois pour trouver des profils qualifiés et expérimentés d'ingénieur études de prix, de chef de chantier ou encore de chef de secteur. En somme, le contexte n'a pas beaucoup évolué par rapport aux années précédentes : nous demeurons en situation de relative pénurie, avec l'impérieuse nécessité de mener une politique de recrutement de jeunes dynamique et attractive sur le plan salarial, car les candidats sont toujours aussi exigeants. Une autre préoccupation pour nous cette année avec les travaux du Canal Seine-Nord qui se profilent : les conducteurs engins, mécaniciens d'ateliers et maçons manquent eux aussi à l'appel. »
L'emploi dans le bâtiment plus incertain que jamais
Baisse du recours à l'intérim, créations de postes gelées, départs non remplacés… D'après la FFB, 28 000 emplois ont été détruits dans le bâtiment entre les premiers semestres 2023 et 2024. « Certaines petites structures ont même dû se résoudre à licencier », pointe Olivier Salleron, son président. Selon les prévisions de l'organisation professionnelle, le secteur pourrait perdre au total cette année, salariés et intérimaires en équivalent temps plein confondus, environ 60 000 emplois.
Moins que les 90 000 évalués fin 2023. « La chute de l'emploi a finalement été assez contenue sur les mois de juillet et d'août, ce qui nous a conduits à recalibrer nos estimations », commente Olivier Salleron. « De plus, la crise ne touchant pas le territoire de façon uniforme et toutes les activités de la même manière, des besoins en compétences d'ingénieurs, de techniciens et de spécialistes se font toujours ressentir, et les recherches demeurent difficiles pour les employeurs. » Mais rien n'est joué… Il faudra que les signaux envoyés par le Premier ministre, Michel Barnier (PTZ étendu sur tout le territoire, stabilité de MaPrimeRénov, etc.), se traduisent dans la loi de finances 2025 [dont le projet n'a pas été présenté à l'heure où nous mettons sous presse, NDLR]. Par ailleurs, la pérennisation de l'aide à l'embauche en apprentissage de 6 000 euros est essentielle pour le président de la FFB. « Revenir sur ce dispositif comme on peut le craindre actuellement serait envoyer un mauvais signal au sujet de l'emploi des jeunes. » En conclusion, « si rien n'est fait dès cet automne pour remédier à la crise du bâtiment, le scénario des 90 000 pertes d'emplois redeviendrait d'actualité », prévient Olivier Salleron.
« Des candidats moins enclins à démissionner », Anne Hoffer, directrice générale du groupe OTE (320 salariés).
« Ingénieurs d'études, projeteurs, chefs de projets, mais aussi profils en “qualité, hygiène, sécurité, environnement” (QHSE) ou encore responsables de travaux…
Nous sommes actuellement à la recherche de 25 nouvelles recrues, notamment dans le cadre de créations de postes pour le développement de notre société Sysnium [constituée en 2022 et spécialisée dans l'ingénierie de l'intégration des process industriels, NDLR]. Du fait de l'instabilité économique, les professionnels, que nous approchons la plupart du temps directement sur Linkedin, se montrent moins enclins à sauter le pas du changement d'emploi. Mais nous les sentons à l'écoute, en particulier ceux en poste au sein de structures positionnées sur le marché du logement, qui voient un intérêt à disposer d'un contact si leur entreprise devait réduire la voilure. Là où deux ans auparavant, il pouvait nous arriver, en cas de pic d'activité, de recruter une personne qui ne correspondait pas complètement à la fiche de poste, nous avons relevé notre niveau d'exigences vis-à-vis des compétences des candidats. Le recours à une société de prestations externe en cas de besoin ponctuel nous permet de prendre davantage notre temps. »
« Davantage de sélectivité sur les compétences », Stève Noël, DRH de Rabot Dutilleul Construction (600 salariés).
« Afin d'accompagner en particulier le développement de nos activités en Ile-de-France et dans le Grand Est, nous tablons sur 50 à 60 recrutements entre maintenant et 2025. Nos besoins se concentrent sur la conduite de travaux expérimentée et sur les études de prix (chargés de groupe, chef de groupe, chef de projets). Compte tenu du contexte, nous sommes sélectifs sur les compétences. Face à un marché en évolution - essor de la rénovation, moins d'offres sur le neuf -, produire des études de prix fiables et qui nous permettent de nous démarquer représente en effet un enjeu de taille. Il n'en demeure pas moins d'importantes difficultés pour recruter dans ce domaine. D'où les efforts récemment consentis en réévaluant le salaire à l'embauche des jeunes ingénieurs, afin d'attirer des talents sur ces métiers pénuriques. »