Une décision qui pourrait s’apparenter à un match climat contre biodiversité. Le Conseil d’Etat a annulé le 10 mars 2022 un arrêté préfectoral autorisant la destruction d’espèces protégées dans le cadre de la réalisation d’un parc éolien. Motif retenu : le projet ne répondait pas à une raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM).
On le sait bien désormais, toute destruction d’espèce animale ou végétale protégée ainsi que de son habitat est fondamentalement proscrite (art. L. 411-1 du Code de l’environnement). Le nécessaire développement de projets implique toutefois la possibilité de contourner cette interdiction en obtenant la dérogation prévue à l’article L. 411-2, communément appelée « dérogation espèce protégée ».
Sésame dérogatoire
La nécessité d’une telle dérogation répond à un système profondément binaire. Le simple constat de la présence d’un spécimen justifie la demande d’une dérogation préfectorale. Que le projet détruise un ou mille spécimens et que ces espèces soient en préoccupation mineure ou en danger critique, l’atteinte aux interdictions posées par l’article L. 411-1 impose l’obtention du précieux sésame dérogatoire. Reste que l’obtention de cette dérogation exige la réunion de conditions extrêmement strictes et exigeantes listées au 4° de l’article L. 411-2. La première d’entre elles étant de démontrer que le projet répond à une RIIPM.
Il incombe donc au magistrat, en cas de contentieux, d’apprécier en premier lieu l’existence d’une RIIPM et ce n’est qu’en présence d’un tel intérêt que les deux autres conditions (solution alternative satisfaisante et maintien des populations d'espèces concernées dans un état de conservation favorable) seront examinées. Or, cette notion d’origine européenne reste assez obscure – elle n’est définie ni par les textes, ni par les juges et s’apprécie nécessairement in concreto. Pourtant, c’est la condition qui fait obstacle à la délivrance, ou à la légalité, d’une dérogation espèce protégée.
Reste donc à savoir quels éléments sont pris en compte pour dégager cette RIIPM. Il s’agit en réalité de rechercher un seuil à partir duquel on estime qu’un projet peut y répondre. C’est tout l’intérêt de l’arrêt du 10 mars 2022 qui, mis en balance avec de précédentes jurisprudences, permet de dégager un début de grille d’analyse concernant les projets de production d’énergie éolienne.
Contribution modeste à la politique énergétique nationale
Pour écarter l’existence d’une RIIPM dans cette affaire, le Conseil d’Etat s’est tout d’abord intéressé aux raisons d’être du projet. S’agissant d’un parc éolien, c’est logiquement au regard de l’énergie renouvelable produite, avec comme paramètres la puissance exprimée en mégawattheures, le nombre d’habitants bénéficiant de cette énergie verte et la quantité de gaz carbonique qui ne sera pas rejetée dans l’atmosphère grâce à ce projet, que l’analyse a été faite.
La Haute juridiction a pu valider la position de la cour administrative d’appel qui avait estimé que le projet, supposant une production évaluée à 30 mégawattheures, permettant d’approvisionner environ 26 000 personnes et évitant le rejet de 50 920 tonnes de gaz carbonique dans l’atmosphère, n’apporterait qu’une contribution modeste à la politique énergétique nationale de développement de la part des énergies renouvelables dans la consommation finale d’énergie.
Plus prosaïquement, le projet ne produisait pas suffisamment d’énergie verte et ne bénéficiait qu’à un nombre insuffisant de personnes pour qu’il atteigne le seuil à partir duquel aurait été retenue la qualification de RIIPM.
Grille de lecture
Pris isolément, cet arrêt ne nous donne qu’un seuil « plancher » en deçà duquel il sera quasi impossible d’obtenir une dérogation espèce protégée. Mais cumulé avec un autre arrêt ayant adopté les mêmes critères d’identification, se dessine peut-être une grille de lecture.
Par une décision du 15 avril 2021, le Conseil d'État a au contraire, reconnu une RIIPM pour un projet de parc éolien dans le Morbihan devant permettre l'approvisionnement en électricité de plus de 50 000 personnes. Il a en effet jugé que ce projet produisait une quantité significative d’électricité (puissance installée de 51 mégawatts) dans une région en produisant par ailleurs peu. Il s'inscrivait ainsi dans l'objectif national d'augmentation de la part des énergies renouvelables dans la consommation finale brute d'énergie, ainsi que dans le cadre du Pacte électrique breton signé fin 2010, et répondait dès lors à une RIIPM.
Il parait de prime abord pertinent d’évaluer l’existence de la RIIPM au vu de l’importance du projet éolien au regard des politiques nationales et européennes de réduction des émissions de CO2, et de son utilité locale : petite augmentation de la production d’énergie renouvelable dans une zone en produisant déjà beaucoup, ou grosse augmentation de cette production dans une zone en produisant peu.
Une telle lecture présente d’ailleurs certaines similitudes avec celle qu’a pu retenir le Conseil d’Etat en reconnaissant l’existence d’une RIIPM dans des projets de carrière, où il a jugé qu’un projet se trouvait justifié par une RIIPM, du fait de l’importance du nombre d’emplois créés dans un département présentant un fort taux de chômage et de l’inscription du projet dans le cadre de politiques économiques européennes concernant la production de matières premières (CE, 3 juin 2020, n° 425395).
On comprend donc logiquement que ce raisonnement pourrait, à terme, favoriser les « gros » projets d’énergies renouvelables au détriment des plus modestes qui, eux, n’atteignent pas le seuil de qualification d’une RIIPM. Les critères liés à la quantité d’énergie effectivement produite ont le mérite de la clarté.
A titre d’exemple, par une autre décision du 15 avril 2021, le Conseil d’Etat a, en suivant ce même raisonnement, jugé qu’un « petit » projet de barrage hydraulique ne répondait pas à une RIIPM aux motifs que la production annuelle de 12 millions de kilowattheures, soit la consommation de 5 000 personnes pour éviter le rejet de 8 300 tonnes de gaz carbonique, 38 tonnes de dioxyde de souffre, 19 tonnes de dioxyde d’azote et 1,2 tonnes de poussières, ne modifiera pas suffisamment l’équilibre entre les différentes sources d’énergies en faveur de l’énergie renouvelable pour l’Occitanie et le territoire national.
Découplage entre RIIPM, gravité des atteintes et degré de protection des espèces
Par ailleurs, le Conseil d’Etat marque explicitement, dans sa décision du 10 mars 2022, sa volonté de ne point moduler l’appréciation de la RIIPM en fonction de l’atteinte identifiée aux espèces. La solution pouvait déjà se déduire de la formulation du considérant de principe adopté par l’arrêt "Val Tolosa" du 25 mai 2018. Toute référence au degré de l’atteinte est effectivement exclue de la grille d’analyse relative à l’existence d’une RIIPM.
Pour le juge administratif, le texte même de l’article L. 411-2 du Code de l’environnement ne permet pas de mettre en balance le degré des atteintes avec la qualification d’une RIIPM. Les deux notions sont totalement autonomes. Cette position radicale présente le mérite de préserver l’essence même de ce texte : une dérogation à une interdiction stricte issue d’une directive européenne.
Le Conseil d’Etat rejette donc explicitement toute possibilité d’analyser une RIIPM en fonction de l’atteinte : « En statuant ainsi, par un arrêt suffisamment motivé, la cour n'a pas apprécié l'existence d'une raison impérative d'intérêt public majeur en fonction de l'ampleur de l'atteinte porté par le projet à des espèces protégées mais s'est bornée à relever l'existence d'une telle atteinte, pour en déduire la nécessité d'une autorisation de l'article L. 411-2. Ce faisant, elle n'a pas entaché son arrêt d'erreur de droit. ».
Pour sévère qu’il puisse apparaître, cet arrêt reste bienvenu dans le contexte de développement des contentieux relatifs à la dérogation espèce protégée en clarifiant le raisonnement des juges. Les pétitionnaires savent désormais à quel empan significatif doit se mesurer leur projet.