« Il semblerait que l’inflation ralentisse un peu. Pour autant, les professionnels seront amenés à se reposer la question de la prise en compte de l’augmentation des prix dans les contrats dans les prochaines années », prophétise Jacques Fournier de Laurière, président honoraire à la CAA de Paris, en ouverture d’un webinaire organisé ce 24 mai par EGF.BTP. Avec quelques mois de recul, il estime que la situation du titulaire d’un marché public est bien meilleure de ce point de vue que celle du titulaire d’un marché privé, depuis le célèbre avis du Conseil d’Etat du 15 septembre 2022 et la circulaire prise par Elisabeth Borne dans la foulée, le 29 septembre dernier.
Marchés privés...
« Toutes les évolutions positives intervenues pour les entreprises ne concernent que les marchés publics », considère le juriste, rappelant que la FFB milite auprès des pouvoirs publics pour qu’ils remédient à ce différentiel croissant.
Ainsi, pour l’heure, « les maîtres d’ouvrage privés n’ont aucune obligation de prévoir des prix révisables ». Ce qui peut poser d’infinies difficultés par exemple lorsqu’un marché de sous-traitance (par définition privé) est conclu dans le cadre d’un marché public. Le caractère public du contrat principal « n’entraîne en théorie pas automatiquement un caractère révisable des contrats de sous-traitance, ce qui est évidemment source de litiges ». Et si « une lettre d’intention signée l’an dernier entre EGF, la FFB et la Capeb engage les signataires à répercuter les révisions, il ne s’agit pas d’une obligation normative », souligne Jacques Fournier de Laurière.
Les marchés privés perdent aussi le match contre les marchés publics s’agissant de l’application de la théorie de l’imprévision. Certes, ce mécanisme, historiquement réservé aux contrats publics depuis sa création jurisprudentielle au début du 20e siècle, a été étendu à leurs homologues privés depuis la réforme du droit des contrats en 2016. Mais sa mise en œuvre reste très ardue. « La clause de renonciation à l’imprévision est légale en marchés privés, comme l’a confirmé la Cour de cassation, et elle est très fréquente. De plus, dans le cas de marchés privés à prix forfaitaire, les juges font primer les règles spéciales [du forfait] sur les règles générales [du droit des contrats], empêchant le titulaire de se prévaloir de l’imprévision ». Une seule petite possibilité permettrait d’échapper à ce couperet : « lorsque le marché se réfère à la norme NF P 03-001 » (CCAG des marchés privés de travaux), indique le magistrat honoraire, alertant toutefois sur le fait que « la Cour de cassation ne s’est pas encore prononcée sur ce point ».
... versus marchés publics
En marchés publics en revanche, « l’avis du Conseil d’Etat et la circulaire Borne affirment que l’imprévision est obligatoire dans les marchés publics. Toute clause de renonciation à l’invoquer est donc illégale et sera réputée non écrite », pose Jacques Fournier de Laurière. « Un titulaire de marché public peut donc demander l’application de l’imprévision à tout moment et jusqu’au décompte final pour obtenir l’indemnisation [partielle, NDLR] du préjudice subi ». A condition toutefois que les conditions de mise en œuvre de l’imprévision, rappelées et détaillées par la circulaire Borne, soient réunies. « Il faut notamment justifier de surcoûts d’au moins 7% du marché global – pas seulement du lot -, et c’est à l’entreprise de le démontrer ». Pour cela, devront être fournies des preuves précises (devis, factures…). La courbe d’évolution d’un indice ne suffira pas. « Beaucoup de demandes n’aboutissent pas à cause de leur imprécision », regrette le magistrat.
Autre différence majeure entre les deux types de marchés : « Le Conseil d’Etat transforme l’obligation de révision des prix dans les marchés publics [sous certaines conditions, NDLR] en obligation obligatoire ! ». Lorsque le marché doit être prévu à prix révisable, les clauses l’excluant seront réputées non écrites ; et si le marché ne dit rien, la révision s’appliquera par défaut, jusqu’au DGD, estime le juriste [lire sa tribune "Marchés publics : de l’effectivité du caractère obligatoire de la révision des prix"]. Dans ce dernier cas, aucun indice n’a par définition été référencé. « La révision se fera alors le plus souvent sur la base d’un indice général typer BT01, ou d’un indice plus spécifique pour un lot sectoriel ». Reste toutefois une question non tranchée, pointe Jacques Fournier de Laurière : cette obligation de révision s’applique-t-elle aux bailleurs sociaux ? « La DAJ dit clairement oui, certaines fédérations estiment que non, ce sera au Conseil d’Etat de trancher. »
Sans oublier, bien sûr, la possibilité de modification sèche du prix d’un marché public, confirmée par l’avis du Conseil d’Etat, lorsque des « circonstances qu'un acheteur diligent ne pouvait pas prévoir », autrement dit des circonstances exceptionnelles, l’imposent (article R. 2194-5 du Code de la commande publique). « Et cela ne s’apprécie pas par rapport au montant global du marché, cette fois », note le magistrat. Avant de conclure que le titulaire, lorsqu’il s’adresse au maître d’ouvrage ou encore davantage devant le juge, doit bien préciser sur quel fondement juridique (imprévision, circonstances exceptionnelles…) il se base, pour ne pas se voir opposer une fin de non-recevoir.