Nouvelle lecture ou revirement de jurisprudence : le principe d’intangibilité des prix va nourrir la doctrine ces prochaines semaines. En effet, dans son avis rendu en Assemblée générale le 15 septembre 2022, le Conseil d’État précise que si le prix contractualisé ne peut, en principe, être modifié, ce principe n’est pas absolu et connaît des exceptions. Une nouvelle qui rassurera les entreprises en cette période de très forte hausse des prix et de difficultés d’approvisionnement pour certaines matières premières.
La Direction des affaires juridiques qui a rendu public cet avis publie dans le même temps une fiche pratique très complète longue de 19 pages.
Modifications pour circonstances imprévisibles
Au fil de son avis, le Conseil d’Etat envisage plusieurs hypothèses permettant de modifier les seules clauses financières d’un contrat. Tout d’abord, via le mécanisme des modifications rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles sur le fondement des articles R. 2194-5 (marchés publics) et R. 3135-5 (concessions) du Code de la commande publique.
Plusieurs points sont à noter. La Haute juridiction considère que « ces dispositions n’ont pas pour objet et ne peuvent avoir pour effet d’assurer au cocontractant la couverture des risques dont il a tenu compte ou aurait dû tenir compte dans ses prévisions initiales et qu’il doit en conséquence supporter ». De plus, « la modification du contrat sur le fondement de ces dispositions n’est possible que si l’augmentation des dépenses exposées par l’opérateur économique ou la diminution de ses recettes imputables à ces circonstances nouvelles ont dépassé les limites ayant pu raisonnablement être envisagées par les parties lors de la passation du contrat ».
Enfin, « les modifications apportées au contrat sur [le fondement de ces articles] doivent être directement imputables aux circonstances imprévisibles et ne peuvent excéder ce qui est nécessaire pour y répondre ni, en tout état de cause, le plafond, apprécié pour chaque modification (1), de 50 % du montant du contrat initial lorsqu’il est passé par un pouvoir adjudicateur. Elles ne peuvent pas non plus changer la nature globale du contrat. »
Les conseils de Bercy
Dans sa fiche pratique, la DAJ souligne que « le Conseil d’État ne s’est pas prononcé sur les modalités de calcul de la compensation contractuelle » pour cette première hypothèse de modification. Elle souligne ainsi que « si l’autorité contractante dispose d’une liberté contractuelle pour négocier une modification du contrat dans les conditions et limites prévues par les articles R. 2194-5 et R. 3135-5, elle doit le faire en respectant les principes de bon usage des deniers publics et d’interdiction des libéralités ». La DAJ propose donc une grille d’analyse.
Elle indique notamment que « l’acheteur doit veiller, dans le cadre des négociations sur le contenu de la modification envisagée, à vérifier la réalité et la sincérité des justificatifs apportés par le titulaire pour éviter de payer des sommes sans lien avec les circonstances imprévisibles ou dont la réalité ne serait pas justifiée objectivement par le titulaire ou qui ne seraient pas strictement nécessaires pour compenser les surcoûts réellement subis par le titulaire du fait de ces circonstances. A défaut, il s’agirait d’un enrichissement sans cause au profit du titulaire ».
Pour accompagner les acheteurs dans cette tâche, la DAJ conseille de faire appel à un assistant à maîtrise d’ouvrage, un expert-comptable ou un commissaire aux comptes, notamment en cas de contrats complexes ou d’un montant élevé ou s’ils ne disposent pas de l’expertise nécessaire.
Modifications de faible montant
Le Conseil d’Etat retient dans un second temps le mécanisme des modifications de faible montant sur le fondement des articles R. 2194-8 (marchés publics) et R. 3135-8 (concessions). Rappelons qu’une telle modification est limitée à 10 % du montant initial pour les marchés de services et de fournitures et à 15 % du montant initial pour les marchés de travaux.
« Les parties sont libres de procéder, si elles le souhaitent d’un commun accord, à la compensation de toute perte subie par le cocontractant même si cette perte ne suffit pas à caractériser une dégradation significative de l’équilibre économique du contrat initial », indique la Haute juridiction.
A noter par ailleurs que si une telle modification ne nécessite pas de démontrer une circonstance imprévisible ou un bouleversement de l’économie du contrat, le Conseil d’Etat estime toutefois « que l’autorité contractante doit s’interroger sur l’opportunité de telles compensations, notamment lorsqu’elles sont susceptibles d’avoir pour effet de couvrir même partiellement la part de la dégradation des charges ou des recettes que l’interprétation raisonnable du contrat devrait normalement laisser à la charge de l’opérateur économique car elle relève des aléas normaux inhérents à l’exécution de tout contrat. »
Quant à la possibilité de cumuler une modification de faible montant avec une modification pour circonstances imprévisibles, le Conseil d’Etat a dit oui. « Les parties ayant procédé à des modifications de faible montant de leur marché ou contrat
de concession peuvent, par la suite, le modifier de nouveau sur le fondement, si les conditions en sont remplies, des dispositions relatives aux modifications rendues nécessaires par des circonstances imprévisibles ».
Modifications non substantielles
Le Conseil d’Etat autorise enfin la modification des clauses financières au titre des modifications non substantielles sur le fondement des dispositions des articles R. 2194-7 et R. 3135-7 du Code de la commande publique. Les juges suprêmes précisent que ces modifications « ne comportent pas de limite en montant, mais ne sauraient permettre aux parties de modifier l’objet du contrat ou de faire évoluer en faveur de l’entrepreneur, d’une manière qui n’était pas prévue dans le contrat initial, son équilibre économique tel qu’il résulte de ses éléments essentiels, comme la durée, le volume des prestations, les prix ou les tarifs ».
Théorie de l’imprévision
Le Conseil d’Etat était également interrogé sur le possible cumul d’une indemnisation sur le fondement de la théorie de l’imprévision et d’une modification du contrat « si cette dernière n’a pas été de nature à résorber la totalité du préjudice d’imprévision subi par le titulaire ». La Haute juridiction répond par l’affirmative. En outre, « le Conseil d’Etat estime que la théorie de l’imprévision relève d’un régime juridique autonome des règles de modification du contrat et permet une indemnisation qui n’est pas limitée par le seuil de 50 % par modification prévu aux articles R. 2194-3 et R. 3135-3 du Code de la commande publique pour les marchés publics et les contrats de concession lorsqu’ils sont passés par des pouvoirs adjudicateurs. »
La fiche de la DAJ détaille l’articulation entre ces deux dispositifs et revient sur les conditions d’application de l’imprévision. Elle ajoute une précision de taille pour les entreprises : « Contrairement aux modifications du contrat, [l’imprévision constitue un] véritable droit du titulaire à indemnisation dont il peut se prévaloir devant le juge administratif en l’absence d’accord avec l’administration sur le principe et/ou sur l’objet et le montant d’une modification du contrat, sur une indemnité conventionnelle ou sur une combinaison de ces deux solutions pour compenser les pertes anormales ».
Alors que « le cocontractant de l’administration ne saurait se prévaloir d’un droit à ce que le contrat soit modifié : la modification du marché ou de la concession revendiquée par le titulaire doit être acceptée par la personne publique », avertit la DAJ en préambule de sa fiche pratique. Au grand dam de la FNTP, qui considère, par voie de communiqué dans le cadre des Assises du BTP, que « seule une mesure d’ordre public législative aurait permis la révision des prix des contrats en cours à prix ferme. »
(1) Attention, fait observer la DAJ : « Les mêmes circonstances imprévisibles ne peuvent donner lieu à plusieurs modifications du contrat sans nouvelle procédure de mise en concurrence dans le but de dépasser ce plafond. »