Pourquoi la transition vers une économie décarbonée doit-elle être une priorité ?
La stabilité des sociétés humaines sédentaires est, malgré notre technologie, très dépendante de la stabilité de nos conditions environnementales, en particulier notre climat.
Or, si nous ne parvenons pas à diviser par trois ou quatre nos émissions d'ici à 2050, le réchauffement dépassera les + 2 °C. Il faut bien avoir en tête qu'avec une « simple » augmentation de 1 °C, déjà des arbres meurent ou brûlent en masse, des cultures souffrent, des coraux blanchissent, des migrations se déclenchent et des espèces disparaissent. Franchir le seuil des 2 °C de plus nous exposera à des famines, des émeutes, des migrations massives et des guerres. Nous décarboner est essentiel pour éviter un avenir trop hostile.
Faut-il se résoudre à la décroissance pour éviter ce scénario ?
Que nous le voulions ou non, elle est déjà en partie là. Dans notre monde de machines, ce qui pilote la production est essentiellement la quantité d'énergie disponible. Or, le pic du pétrole conventionnel a été atteint en 2008, selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), et celui sur le non-conventionnel n'est, au mieux, pas très éloigné, au pire, déjà franchi. Dans la zone européenne, charbon et gaz ont aussi franchi leur pic. Cette décrue énergétique se traduit déjà dans les flux « physiques », comme en témoigne l'index de la construction en Europe, qui a atteint un maximum en 2007, ce qui est aussi le cas pour le tonnage de marchandises voyageant en camion. Nous allons devoir opérer notre transition vers une économie décarbonée avec moins de moyens, c'est une certitude. Plus nous attendons, plus cette mutation, qui arrivera de gré ou de force, sera douloureuse.
Quelle stratégie faut-il adopter ?
Avant d'agir, il faut d'abord bien comprendre les données d'entrée du problème, telles que fournies par les communautés scientifiques - le groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) en tête - ou techniques. Ensuite, il faut identifier les actions concrètes permettant de baisser les émissions, qui dépendent de la situation de départ et, logiquement, commencer par celles qui combinent impact significatif et effort accessible. Enfin, il faut éviter de penser que seule l'action résolue demandera des sacrifices. L'immobilisme en déclenchera bien plus.
Comment piloter cette stratégie globale ?
L'instrument de pilotage de la décarbonation s'appelle la comptabilité carbone. Elle quantifie les émissions des processus dont dépend une activité donnée, et permet ensuite d'identifier l'action à mener pour être à la hauteur de l'enjeu.
Par exemple, un centre commercial - ou un site marchand -dépend avant tout de ce qui est émis pour produire les marchandises vendues, voire pour s'en servir s'il commercialise des cuisinières, des climatiseurs ou des tondeuses. Il est également tributaire des émissions des véhicules de ses clients, des camions pour la logistique…
Climatisation et chauffage du centre présentent une empreinte très marginale, et on ne décarbone pas significativement juste en installant de la géothermie. La solution consiste avant tout à vendre autre chose, fabriqué et acheminé autrement, à des clients se comportant différemment.
Quel rôle doit jouer l'innovation dans la transition écologique ?
L'innovation stricto sensu correspond à la mise au point de quelque chose de nouveau, que ce soit technique, organisationnel, culturel… Mais l'innovation ne doit pas être vue comme une baguette magique : elle a historiquement produit des solutions aux problèmes anciens en créant d'autres difficultés, parfois plus faciles à gérer, parfois moins !
Il faut donc combattre l'idée selon laquelle toute innovation est forcément bonne, et orienter ce que nous créons en fonction d'un souhait collectif. « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme », disait déjà Rabelais ! Dans le contexte actuel, investir des dizaines de milliards d'euros dans la 5G, le véhicule autonome ou la smart city - comme si la ville ancienne était idiote… - contribue certes à de la nouveauté, mais pas nécessairement au progrès.
Maîtres d'ouvrage et entreprises de travaux doivent prioritairement accélérer une décarbonation encore trop poussive, et aider à devenir plus résistant face aux claques que le climat va nous infliger de manière croissante.
C'est dans ce cadre qu'ils doivent choisir entre rénover ou construire neuf, réhabiliter à usage constant ou avec un changement d'activité, recycler ou pas, etc.
Comment accélérer le déploiement et la massification des innovations les plus pertinentes ?
Déjà, en disposant de méthodes permettant de trier correcte ment, puis de déployer ce qui est pertinent. Ces méthodes existent mais restent sous-utilisées.
Pour faire apparaître des innovations pertinentes, la meilleure méthode reste la contrainte. Les innovations techniques sont historiquement apparues pour l'essentiel dans les civilisations des moyennes latitudes, principalement en Europe et en Chine, là où les conditions - notamment la rudesse de l'hiver - demandaient des organisations et techniques plus complexes pour pouvoir manger toute l'année. Donc, si nous voulons stimuler réellement l'innovation, il faut contraindre les entreprises.
Nous considérons bien comme légitime qu'une entreprise qui ne peut plus contribuer à la solidarité nationale en matière de protection sociale dépose le bilan. Pourquoi serait-ce moins légitime si cela se produit lorsqu'elle n'est pas en mesure de contribuer à la protection de l'environnement ?
« Il faut éviter de penser que l'immobilisme demandera moins de sacrifices que l'action résolue. »
Quels types de contraintes seraient utiles pour la décarbonation ?
Première mauvaise nouvelle : cette décarbonation n'est pas compatible avec la réalisation massive d'infrastructures et de bâtiments neufs. La récente loi « zéro artificialisation nette » nous aide : nous devrions obliger toute entité qui souhaite imperméabiliser avec du béton ou du bitume à « retourner au gazon » une surface équivalente ailleurs.
En conséquence de ce fort ralentissement du neuf, il faut orienter l'activité vers la reconversion et l'amélioration de l'existant, avec comme priorité la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Dans le domaine de la rénovation, une partie du Plan de relance devrait servir à former les artisans, car trop souvent la qualité des travaux n'est pas au niveau des ambitions, ce qui fait dépenser de l'argent « pour rien », et crée des contre-références qui ralentissent l'action. Pour que ces formations soient réellement suivies, il faut là aussi une contrainte. On peut envisager que les personnes n'ayant pas validé - en théorie et en pratique - les enseignements ne soient pas éligibles aux différents dispositifs d'aides pour leurs clients. Tout cela peut sembler « totalitaire ».
Mais nous ne pouvons pas négocier avec la physique. Les vingt prochaines années seront bien plus chahutées que les vingt dernières. Il faut donc penser en conséquence.