Vous venez de publier avec Sophie Jeantet et Clémence De Selva, « La ville stationnaire » chez Actes Sud. Ce titre, énigmatique, signifie-t-il que les villes doivent se figer ?
Ce titre constitue une référence explicite à l’économiste et philosophe du 19e siècle John Stuart Mill. Comme bien d’autres à l’époque, il pensait que la croissance économique prendrait fin, mais il est le seul à avoir considéré cette perspective comme un état désirable, où le progrès scientifique, culturel, humain pourrait néanmoins perdurer.
Nous avons voulu transcrire cette idée dans le domaine des villes : si elles n’ont pas vocation à croître éternellement, elles pourraient devenir stationnaires, cesser d’artificialiser les sols, tout en n’entachant pas leurs capacités d’accueil, de développement, en s’améliorant, et en s’adaptant aux enjeux futurs.
Il s’agit donc de lutter contre l’étalement urbain et donc de densifier les villes. Un thème qui fait largement consensus, non ?
Si le sujet semble faire consensus, dans les faits, cette « lutte » contre l’étalement urbain n’a pas donné les résultats escomptés. L’idée qu’une ville dense est « plus écologique », qui remonte au début des années 1990, est notamment issue des travaux des chercheurs australiens Newman et Kenworthy (1). Des villes plus denses, c’est aussi l’assurance de transports en commun économiquement plus pertinents et d’une moindre consommation de sols agricoles ou naturels.
Mais après 30 ans d’effort de densification, si les villes ont gagné en densité, elles n’ont pas cessé de s’étaler pour autant. Sans le savoir, les habitants des centres urbains denses sont également des consommateurs d’espaces à l’extérieur (pensons aux data centres et aux halles logistiques que génèrent les achats sur internet, par exemple)…
Enfin, il y a certainement un seuil de contre-productivité pour la densité, particulièrement quand celle-ci s’effectue en hauteur. Une tour, par ses fondations profondes et ses structures monumentales, par les m2 perdus pour les ascenseurs et les circulations, par les dispositifs techniques nécessaires à son fonctionnement (surpresseurs, lutte anti-incendie…), ne peut pas être « écologique », elle embarque trop de ressources, trop de matériaux nécessitant une énergie grise énorme, elle dépense trop d’énergie pour son fonctionnement.
La solution réside-t-elle dans les smart cities qui promettent de nouveaux services en lien avec la transition énergétique et l’écologie en particulier ?
A mes yeux, la smart city est déjà morte, au moins en Europe. Si on devait dater le certificat de décès, on pourrait prendre l’abandon par Sidewalk Labs du projet de la friche Quayside à Toronto au printemps 2020. Officiellement, cette société sœur de Google a jeté l’éponge pour des raisons financières, mais on constate que de vraies difficultés avaient surgi sur la possible marchandisation des données personnelles des futurs habitants et utilisateurs.
La smart city est née un peu avant 2010, sur une promesse d’efficacité (et de modernité) des services publics, puis le discours des consultants et des vendeurs de « solutions » a progressivement englobé la promesse environnementale. A l’automne 2020, le PDG d’Orange Stéphane Richard justifiait ainsi le déploiement de la 5G en expliquant que ce réseau allait être indispensable aux villes pour réaliser leur transition énergétique. Aujourd’hui, la 5G est là, mais il est bien difficile de trouver des « cas d’usage » comportant des bénéfices indéniables pour l’environnement.
Les matériaux traditionnels travaillent à réduire leurs impacts sur l’environnement, tandis que les filières bio et géosourcées se structurent. Les nouvelles constructions seront donc vertueuses, mais vous êtes sceptique ?
Si l’acier et le ciment participaient aux COP sur le climat, leurs émissions de CO2 respectives les classeraient troisièmes ex-aequo (environ 7 % chacun) derrière la Chine et les Etats-Unis. Pour se décarboner, l’acier mise sur l’hydrogène pour remplacer le coke de charbon (Arcelor Mittal investit dans un pilote à Dunkerque), mais encore faudra-t-il produire suffisamment d’hydrogène « vert », ce qui ouvre d’autres questions techniques et économiques.
Pour le ciment, le problème est plus aigu et les perspectives encore plus lointaines ; on peut réduire un peu la quantité de clinker ou changer les formulations pour certains usages. Mais comme du CO2 est émis chimiquement à la production de clinker, la seule solution est la captation à la source dans les cimenteries, ce qui demeure pour l’instant un saut dans l’inconnu (où stocker le CO2 capté, etc.).
Les biomatériaux représentent un formidable potentiel, notamment ceux issus de l’agriculture (paille, chanvre…) ou du recyclage (cellulose, textile…). Pour le bois, qui a connu un développement spectaculaire ces dernières années (y compris sur le plan technique), on risque de se heurter assez vite à la disponibilité des ressources, avec le changement climatique, les sécheresses, les bio invasions, qui fragilisent les forêts. La terre pourrait par contre se développer très substantiellement pour les petites constructions.
Vous considérez donc qu’il va falloir moins construire ?
Nous n’avons pas d’autre choix que de moins construire. Le secteur ne pourra pas abaisser suffisamment ses émissions directes et indirectes, et contribuer à la neutralité carbone de la France en 2050 [Objectif de la COP 21 qui s’est tenue à Paris en 2015, NDLR] en poursuivant la tendance actuelle. D’ailleurs, presque tous les scénarios pour l’avenir, de l’Ademe à Négawatt, en passant par RTE, y compris celui de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC), incluent une dose de « sobriété constructive ». Moins construire est un des premiers leviers à ancrer dans nos politiques publiques.
Quelles solutions proposez-vous pour répondre malgré tout à la demande de logements ?
Il faut actionner tous les leviers possibles pour « produire » des m2 sans les construire, d’abord en remobilisant une partie du parc de logements vacants (3 millions) ou du parc des résidences secondaires et de tourisme (3,6 millions). Sans être naïfs ou dogmatiques, ce gisement offre de vraies possibilités dans certaines zones tendues.
Ensuite, il faut tenter d’inverser une tendance lourde à la décohabitation comme au sous-peuplement des résidences principales, provoquée par les évolutions socio-démographiques : vieillissement de la population, taux de séparation, nombre d’étudiants… Selon la définition de l’Insee, nous disposons de 8 millions de logements sous-occupés aussi bien dans le parc privé que dans le parc social. Bien sûr, il y a aussi environ 1,5 million de logements sur-occupés dont il faut se préoccuper.
Comment faire accepter aux occupants de quitter leur logement pour un autre, plus petit dans un autre quartier ?
Il ne s’agit pas forcément de quitter son logement, il y a toute une gamme de solutions, comme le fait d’accueillir des étudiants à la place de ses enfants ayant quitté le foyer ; des personnes âgées peuvent avoir envie de s’installer ensemble, ou de se rapprocher du centre-ville pour ne plus tondre la pelouse et pouvoir faire leurs courses à pied !
On peut aussi réaliser de la densification douce, en redécoupant des parcelles, voire des logements devenus trop grands. De tels travaux peuvent être couplés avec les rénovations thermiques – c’est ce qu’envisage, par exemple, le programme Profeel.
Les trajectoires pour baisser nos émissions de gaz à effet de serre nécessitent de multiplier par 20 le rythme annuel des rénovations thermiques. Construire beaucoup moins de neuf, tout comme explorer des nouveaux usages, permettra justement de libérer des ressources humaines, organisationnelles et financières pour mener à bien cet immense chantier, qui concerne le logement mais aussi les bâtiments publics, le tertiaire, les locaux d’activité...
Mais ces leviers, plus difficiles à activer, seront-ils suffisants ?
Si on poursuit la tendance à la métropolisation, à la concentration des populations, probablement pas. On ne peut pas laisser les villes, surtout les plus attractives, seules seule face à l’ambition (louable) de zéro artificialisation. Notre approche de l’aménagement du territoire doit être repensée, à toutes les échelles, tous les leviers des politiques publiques (fiscalité, aides publiques, répartition des emplois dans les administrations et les entreprises publiques, choix d’implantation) doivent servir à calmer la puissante attraction historique des métropoles au profit des sous-préfectures, des villes moyennes et petites, des bourgs et des villages, où l’on doit retrouver tout ce qui fait une vie « bonne », c’est-à-dire des emplois, des services, des commerces, une offre culturelle, des services de santé…
La densification douce et le repeuplement dans les villes petites et moyennes permettrait de faciliter le réinvestissement du vacant, de mieux utiliser l’immense patrimoine bâti existant, public et privé, en recourant également, grâce à la « chronotopie », à l’intensification de l’usage des bâtiments et des espaces publics. Les écoles peuvent accueillir d’autres activités le soir et les week-ends, les gymnases servir de marchés couverts, les cantines des entreprises se transformer en restaurants le soir, les logements accueillir des mini-crèches... Parce que chaque m2 bâti est précieux, coûteux en ressources, les espaces doivent devenir multifonctionnels.