Sans être accablant, le rapport de la Cour des comptes européenne sur les marchés publics dans l’Union européenne sonne tout de même comme un constat d’échec. Publié le 4 décembre 2023, le texte conclut à l’inefficacité de la directive « marchés publics » de 2014 pour garantir la concurrence. La Cour observe que « le niveau de concurrence dans les marchés publics pour la fourniture de travaux, de biens et de services au sein du marché unique de l’UE a diminué » entre 2011 et 2021.
Trois indicateurs illustrent cette tendance : le nombre de marchés à soumissionnaire unique a augmenté, le niveau d’attribution directe de marchés reste élevé et peu de marchés transfrontaliers directs sont conclus entre les Etats membres.
« La France est plutôt bien placée sur les deux premiers indicateurs » souligne Christophe Amoretti-Hannequin, conseiller finance responsable et achats à France Urbaine. Mais elle obtient le bonnet d’âne s’agissant des marchés transfrontaliers, avec un taux d’attribution bien inférieur à la moyenne de l’UE située autour de 5 %. Ce qui conforte le ressenti d’Arnaud Latrèche, adjoint au directeur de la commande publique du département de la Côte-d’Or (21) et vice-président de l’Association des acheteurs publics (AAP) : « Il n’y a pas d’entreprises venant d’un autre Etat membre qui répondent à nos appels d’offres européens [dont le montant est égal ou supérieur aux seuils de procédure formalisée, NDLR] ».
Il faut tout de même signaler que la Cour ne prend pas en compte les attributions transfrontalières indirectes, c’est-à-dire les marchés conclus avec une succursale ou une filiale locale d’un groupe d’un autre Etat membre. Or celles-ci pourraient avoir augmenté, comme le mentionne d’ailleurs le rapport sans pouvoir l’affirmer, faute de données suffisantes. Surtout, « plus que la domiciliation de l’entreprise, ce qui devrait compter c’est la localisation de la chaîne de valeur de ce qui est acheté » estime le représentant de France Urbaine.
Des procédures trop lourdes
Autres conclusions du rapport : les procédures de passation des marchés publics restent trop lourdes et les directives n’ont pas permis de favoriser l’accès des TPE-PME à la commande publique. « Pour la première fois, on a un rapport qui objective un sentiment partagé d’inefficacité pour stimuler l’attractivité et l’accès des PME » souligne Pierre-Ange Zalczberg, directeur juridique et conformité adjoint à l’Etablissement français du sang. Mais les directives (marchés publics et concessions) n'en seraient pas la principale cause, au contraire : « Elles permettent de recourir à des techniques d’achat plus souples qui ne sont pas encore bien connues et bien pratiquées par tous les acheteurs. Le plus important, c’est la professionnalisation ». C’est d’ailleurs un des axes de progrès mentionné dans le rapport, qui déplore l’inaction de la Commission européenne en la matière.
Arnaud Latrèche et Christophe Amoretti-Hannequin identifient eux une modification qui permettrait de simplifier les procédures : élargir le recours à la négociation. « Il faudrait que le principe soit la procédure négociée, et non l’exception, car c’est contre-nature que les contrats les plus importants ne puissent être négociés » explique le vice-président de l’AAP.
Un rapport en décalage avec les nouvelles préoccupations de l'acheteur public
De manière générale, tous estiment que les conclusions du rapport doivent être relativisées. Déjà au regard de son champ d’études : il ne concerne que les marchés publics dont le montant est supérieur aux seuils européens de procédure formalisée, qui ne constituent pas la majorité des marchés passés dans les Etats membres. En outre, les concessions ne sont pas prises en compte. Mais c’est surtout son postulat de départ qui interroge. « La Cour des comptes européenne a un prisme axé sur la libre concurrence » souligne-t-on à France Urbaine. Or, « le souhait d’ouvrir largement à la concurrence va à contre-courant de ce qu’on exhorte aujourd’hui les acheteurs à faire » relève Arnaud Latrèche, se référant à la multiplication des objectifs en faveur de la prise en compte du développement durable.
Pour autant la Cour ne passe pas totalement sous silence ces enjeux. Au contraire, elle déplore que le critère du prix prédomine toujours dans le choix des pouvoirs adjudicateurs. La part des marchés attribués au moins-disant a même augmenté entre 2011 et 2021. La Cour invite la Commission à clarifier et hiérarchiser les objectifs en matière de marchés publics, y compris au moyen d’une nouvelle réglementation si nécessaire. Une évolution bienvenue pour Pierre-Ange Zalczberg : « Aujourd’hui les objectifs sont complexes à mener de front pour les acheteurs, faute de priorisation ».
Les recommandations de la Cour des comptes européennes à la Commission
1/ Clarifier et hiérarchiser les objectifs en matière de marchés publics
2/ Combler les failles dans les données collectées sur les marchés publics
3/ Améliorer ses outils de suivi afin de permettre une meilleure analyse
4/ Etudier plus en détail les causes profondes de la faible concurrence et proposer des mesures qui visent à lever les principaux obstacles à la concurrence dans les marchés publics
La Commission accepte sans réserve toutes ces recommandations.
L'achat durable, au coeur des futures directives ?
Arnaud Latrèche estime lui que « les directives devraient être plus contraignantes sur les aspects sociaux et environnementaux ». Ce qui va dans le sens d’une des propositions de France Urbaine : « Il faut remonter les dispositions de la loi Climat et résilience de 2021 sur les considérations liées au développement durable au niveau européen, pour systématiser les clauses environnementales et sociales à tous les marchés publics européens. Nous souhaitons aussi qu’il devienne possible d’analyser la politique RSE générale d’une entreprise pour l’attribution d’un marché, alors qu’aujourd’hui un critère RSE doit être strictement lié à l’objet du marché ». L’association représentative des grandes collectivités territoriales a créé début décembre un forum de l’achat public durable réunissant plusieurs élus locaux en charge de la « commande publique ». Objectif : porter politiquement ces propositions de révision des directives en vue des élections européennes de 2024.
Car la porte semble ouverte à une réforme. Dans sa réponse au rapport, la Commission reconnaît la nécessité d’un nouveau « cadre juridique moderne, plus ciblé et numérisé, prévoyant des procédures simplifiées et une utilisation plus stratégique des marchés publics. »