Manœuvrer précis, parer au plus pressé, rester concentré sur le présent sans quitter l'horizon des yeux : le monde du BTP n'est pas sorti de la tempête créée par le Covid-19, mais ne craint plus le naufrage. Sous la violence du choc de la pandémie et de ses conséquences économiques, les majors françaises - Bouygues, Eiffage, Vinci - ont d'abord fermé les écoutilles, avant de se redéployer aussi vite que possible à la première accalmie. Au premier semestre 2020, les majors françaises n'ont en effet pas eu d'autre choix que de freiner, voire stopper totalement les chantiers, en tout cas dans l'Hexagone. Au même moment, entre les différents confinements et la fermeture des frontières, les autoroutes s'étaient vidées, les aéroports étaient désertés. En résumé, les piliers traditionnels du modèle économique des majors, contracting et concessions, étaient directement menacés.
Les chiffres d'affaires ont baissé d'environ 10 %, ce qui représente l'arrêt des activités pendant un mois
A l'été, l'atmosphère n'était déjà plus la même : le recul provisoire de la pandémie avait permis la reprise de l'activité dès le mois de mai. Elle ne s'est pas arrêtée depuis, malgré de nouveaux confinements, partout dans le monde. La vigueur du rebond n'a toutefois pas suffi pour effacer la brutalité de la catastrophe du printemps 2020, et cela s'est vérifié dans les résultats financiers annuels. Leurs chiffres d'affaires ont baissé d'environ 10 %, ce qui représente, mathématiquement, l'arrêt des opérations pendant un mois : - 8,5 % pour le groupe Bouygues (qui peut remercier sa branche télécoms), - 10 % pour Eiffage et - 10 % pour Vinci. Les résultats nets, eux, sont plus parlants encore : - 41,2 % pour Bouygues, - 48,3 % pour Eiffage et… - 61,9 % pour Vinci.
Les cours de bourse n'ont pas fléchi. Et pourtant, les entreprises ont, toutes, gardé la confiance des investisseurs : leurs cours de bourse n'ont pas fléchi devant la dégringolade de leurs résultats. Pour une excellente raison : le cash flow libre (la trésorerie disponible, un indicateur indispensable en temps de crise) s'est maintenu. Il est en repli limité chez Vinci (- 4,8 %) et Eiffage (- 13 %), en hausse chez Bouygues (+ 47,7 %). Merci à l'Etat, dont les aides au chômage partiel ont permis de sauver cette partie cruciale des bilans financiers !
Les atouts des majors ne s'arrêtent pas là. Les analystes de la banque UBS ont également affiché la conviction, dans une note aux investisseurs du 12 mars dernier portant sur Vinci, que l'activité des autoroutes reviendrait à la normale dès la fin de la pandémie, compensant une plus lente récupération des aéroports. JP Morgan rappelait le même jour la puissance protectrice de la diversification du groupe depuis vingt ans, soulignant en outre que « l'équipe de direction était la plus forte du secteur » et voyant dans un possible renouvellement du mandat de Xavier Huillard, le P-DG, « un signe positif pour une entreprise naviguant dans un environnement incertain ». Citibank, elle, restait optimiste sur le long terme dans sa note sur Bouygues, « y compris dans le secteur de la construction » tandis que Stifel Bank se montrait sereine pour l'avenir d'Eiffage, protégée par l'épaisseur de son carnet de commandes.
Aucune raison, donc, de changer de stratégie pour le moment. « Nous ne comptons faire évoluer ni le modèle économique de Bouygues Construction, ni celui de Colas, sachant qu'ils se sont montrés résilients face à la crise, assure un porte-parole du groupe Bouygues. Par ailleurs, nous ne sommes quasiment pas présents dans les concessions, et lorsque nous y sommes, c'est le plus souvent dans la phase de démarrage, demandant des travaux que nous réalisons. Dans ce cas, nous prenons une participation inférieure ou égale à 20 % ayant pour objectif de la céder assez vite après la livraison. » Bouygues Construction a redémarré vigoureusement au second semestre 2020, avec en particulier des prises de contrat de grande envergure à l'automne : des programmes immobiliers à Bagneux (85 millions d'euros) et à Champs-sur-Marne (88 millions d'euros) en Ile-de-France, des chantiers aux Etats-Unis ( tunnel de Pawtucket à 256 millions d'euros)… Colas n'est pas en reste. La société a remporté un contrat de 280 millions d'euros pour l'extension de l'aéroport de Bangkok (Thaïlande) et vient de remporter un projet ferroviaire d'un milliard d'euros au Canada (en groupement avec Parsons).
« Un modèle économique de temps long adapté aux enjeux actuels »
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« Au-delà des difficultés rencontrées, l'année 2020 a confirmé la solidité de Vinci, doté d'une palette très large d'expertises et d'implantations géographiques, de l'agilité et de la capacité d'adaptation de ses entreprises bien ancrées dans leurs territoires et de la pertinence de son modèle managérial basé sur la décentralisation des responsabilités au plus près du terrain et des clients […]. Son modèle économique de temps long est particulièrement bien adapté aux grands enjeux actuels : transition écologique, efficacité énergétique, nouveaux besoins en matière de mobilité et de communication, qui constituent, pour les entreprises du groupe, autant de marchés prometteurs. »
Xavier Huillard, P-DG de Vinci, le 5 février 2021.
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« Etre organisé par territoire ». Eiffage, elle, compte plus de concessions que Bouygues : elle gère 2 500 km d'autoroutes, ainsi que les aéroports de Lille et de Toulouse. Le groupe considère que la pandémie a été intégralement responsable de la baisse du chiffre d'affaires de sa branche concession : - 620 millions d'euros ! Vertigineux. Pourtant, Benoît de Ruffray, son P-DG, affiche son optimisme : « Nous sommes plus que jamais présents dans les territoires : le meilleur atout, c'est d'y être implantés dans les métiers de travaux et, ensuite, d'y gagner les concessions en énergie, pour les autoroutes et les aéroports, affirme-t-il. Vous savez, au conseil d'administration de l'aéroport de Lille, il y a toutes les collectivités territoriales, avec lesquelles nous interagissons tous les jours. Nous sommes proches d'elles. Et nous sommes convaincus que, sur le long terme, l'aéroport restera une plate-forme de développement régional. » Après une pause, le P-DG reste ferme : « Notre stratégie, c'est d'être organisés non par activité, mais par territoire. Elle reste pertinente. » Virginie Rousseau, analyste à la banque Oddo BHF, acquiesce : « Les marchés de la construction sont très locaux : être proche du terrain et de ses acteurs en siégeant au conseil d'administration d'un aéroport, cela a du sens, même si ce n'est pas chiffrable dans un bilan financier. Et cela permet aussi d'attirer des talents, un autre enjeu pour Eiffage. »
« Les concessions n'ont jamais cessé d'opérer »
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« Grâce au sens des responsabilités de nos équipes, à la qualité de notre dialogue social, à l'agilité de notre groupe, nous avons su nous adapter en permanence à la situation et rester mobilisés afin d'assurer la continuité opérationnelle de nos activités. Dès la fin juin 2020, la quasi-totalité de nos chantiers avaient repris. Les concessions n'ont jamais cessé d'opérer. Nous savons désormais vivre et travailler avec le virus […]. Je suis confiant, le groupe est solide, et nous avons les moyens de poursuivre notre développement dans tous nos métiers, au cœur de la transition écologique. »
Benoît de Ruffray, P-DG d'Eiffage, le 24 février 2021.
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La baisse du trafic autoroutier serait finalement… un mal pour un bien
Et Vinci, alors, plus durement touchée que les autres à cause de sa plus forte présence dans le domaine des concessions, une branche qui représente 15 % de son chiffre d'affaires ? La pandémie lui aura coûté cher en 2020 : environ 5,9 milliards d'euros sur le chiffre d'affaires, et 2,4 milliards sur le résultat net consolidé part du groupe. Ne faudrait-il pas réajuster sa stratégie ? « Certainement pas, affirme Gabriel Schillaci, consultant chez Rolandberger. Les concessions sont des investissements sur le long terme. Et il serait insensé de vendre maintenant, au creux de la vague, à une valeur faible alors que les volumes de trafic commencent à repartir. » Cette réaction pleine de bon sens fait dire à un fin connaisseur du dossier que la baisse du trafic autoroutier serait finalement… un mal pour un bien. « Le réseau est en bon état. Moins utilisé, il nécessite mécaniquement moins de travaux. Par ailleurs, quand il s'agira de renégocier ces contrats avec l'Etat, en 2030, les concessionnaires pourraient être en position favorable si la valeur des autoroutes n'a pas retrouvé son point haut ». Si, naturellement, la crise se termine dans les prochains mois… et non, comme certaines prévisions pessimistes l'envisagent, d'ici la fin de la décennie !