La construction neuve connaît actuellement une crise importante. Quelles en sont les causes, selon vous ?
Les crises que nous connaissons périodiquement dépendent de causes différentes, mais restent dépendantes de la cyclicité de ce marché. Ainsi, j’observe qu’à chaque fois les mécanismes du logement neuf fonctionnent sous le prisme de considérations économiques passées, projetées à peu de choses près à l’identique dans le futur, avec des opérateurs dudit marché impactés par un horizon temporel court.
Depuis les années 2000, le développement des logements sociaux est lié à celui de l’habitat libre pour réaliser des ensembles mixtes. Et malgré le financement garanti par le Livret A, les bailleurs sociaux rencontrent de plus en plus de difficultés à construire. Si les causes des problèmes sur chacun des marchés peuvent être différentes, les difficultés de l’un se répercutent sur l’autre, avec pour conséquence une moindre production, les marchés du logement libre et du logement social sont ainsi corrélés.
Pour financer les projets, les promoteurs recourent principalement à la vente en état futur d’achèvement (VEFA) et dépendent alors de la capacité d’achat des particuliers au moment de concrétiser la vente. Le financement des professionnels est consenti pour la durée de la construction, sous réserve d’avoir pré-vendu suffisamment de logements. Leur horizon temporel d’intervention est donc d'environ de trois ans, qui correspondent à la période entre le dépôt du permis de construire et la livraison. Donc, dès que les taux d’intérêts augmentent, comme nous l’avons connu récemment à partir de 2022, soit les prix s’ajustent au nouveau pouvoir d’achat des ménages, soit les volumes produits baissent. Quand les opérateurs sont positionnés sur un (unique) segment de marché les crises sont dramatiques, or celles-ci sont structurelles en l’état actuel de l’organisation des marchés, une réponse passerait par une réconciliation des horizons entre les acteurs de la chaîne de valeur du logement.
Dans le même temps, les élus locaux n’arrivent toujours pas à répondre aux demandes de logements abordables.
En effet, ils se retrouvent face à des populations en grande détresse, or du fait du manque de logements sociaux, ils n’ont d’autres possibilités que de gérer la pénurie, ce qui se traduit par des délais d’attente de plusieurs années, alors que les personnes ne souhaitent qu’accéder à un logement décent. A l’heure actuelle, les futurs habitants ne sont pas impliqués en amont d’une construction pour définir un mode d’habiter accessible et désirable.
Dans le même temps, les populations déjà installées se montrent parfois réticentes à de nouvelles constructions, en particulier lorsqu’il s’agit de logements sociaux. De façon générale, les habitants du quartier peuvent se sentir évincés de décisions qui transforment leur cadre de vie. Une réponse consiste à coconstruire un parcours résidentiel et à se doter d’une politique foncière adaptée.
En tant qu’auteur, chercheur, enseignant et administrateur de la Fédération française des coopératives d’habitants, quels remèdes préconisez-vous ?
Lors de la crise de 2008, je dirigeais une société de gestion (LB-P Asset Management) et était gérant d’un fonds (EIS) classé 1er par Europerformance avec des objectifs d’investissement durables et cela sans compromis. J’ai souhaité à travers des travaux académiques poser un diagnostic sur nos modèles urbains. Une thèse doctorale a été initiée en 2012, en sciences économiques avec pour sujet « Comment financer le parcours résidentiel ? », celle-ci a été soutenue en 2018 en géographie-aménagement avec pour sujet « Parcours résidentiel et transitions urbaines à la durabilité ».
Un projet de recherche France-Suisse m’a ensuite permis d'analyser les réalisations menées depuis plus d’un siècle par les coopératives d’habitations suisses, puis de détailler au sein de la Fédération française des coopératives d’habitants les freins et les opportunités d’une adaptation à l’Hexagone. Une première réponse serait de porter notre attention sur nos modèles d’organisation et de financement en fonction des cycles présentés plus haut.
Aujourd’hui, le dialogue est souvent bilatéral avec des échanges élus-habitants, élus-opérateurs, opérateur-financeur... sans que ces acteurs puissent agir significativement et avoir une action réellement transformative. Nous pourrions faire évoluer la chaîne de valeur de la construction pour y injecter un dialogue constructif bien en amont des programmes, et assurer un alignement d’intérêt dans le temps entre des acteurs, qui, à défaut, se parlent rarement entre eux. C’est pour tenter de proposer une base de compréhension commune que j’ai rédigé l’ouvrage intitulé « Stratégies durables pour la ville.
Non seulement il n’y a pas de surcoût, mais l’opération se révèle moins chère d’environ 30 % par rapport aux prix habituels de Genève. En pratique, les coûts complémentaires liés à l’ingénierie en amont ou à la qualité des aménagements et des logements sont plus que compensés par l’optimisation des usages et l’adaptation du montage de l’opération
— Lionel Pancrazio
Que retenez-vous de l'exemple suisse ?
J'ai été marqué, par exemple, du fait que les coopératives d’habitations, en lien avec les architectes, ont créé un nouveau métier, celui d’assistant à maîtrise d’usage. Ses missions consistent à personnaliser et à spécifier un projet de construction en fonction des besoins des habitants. Et ils sont rémunérés pour le faire. Pourtant in fine le coût d’usage d’un logement est bien moindre. Du coup, un projet significatif de logements collectifs à Zurich ou Genève comptera jusqu’à 35 typologies différentes avec un mode de financement et de gouvernance adaptés. Cela change de nos schémas habituels qui se limitent à des logements du T1 au T5 !
A quoi correspondent ces très nombreuses typologies ?
Il s’agit le plus souvent d’ajouter des espaces collectifs, comme des lieux affectés au co-working, d’autres réservés aux enfants en bas âge, une salle pour les adolescents, qui souhaitent en général disposer de leur propre enceinte. On trouve aussi des buanderies collectives, des bibliothèques ou un local pour bricoler dans lequel les utilisateurs vont partager leur matériel. Ce dernier exemple est particulièrement intéressant car chacun est propriétaire des équipements, donc non seulement le lieu est bien entretenu, mais en plus, chacun a ainsi accès à des outils qu’il n’aurait pas pu se payer individuellement. Et chaque occupant se sent responsable des lieux qu’il utilise.
Comment nos voisins suisses parviennent-ils à faire en sorte que chacun prenne soin de ces espaces partagés ?
La solution a été co-construite avec, par, et pour les habitants. L’implication et l’alignement des intérêts dans le temps au sein d’un collectif est essentiel. Cela permet aux personnes de se connaître et d’instaurer une nouvelle forme d’échange. Et il se créé, grâce au dialogue qui a été instauré en amont du projet, une économie résidentielle.
Je pense par exemple à l’éco-quartier Jonction à Genève. Le lieu abritait une usine désaffectée et était devenu un site de trafic de drogue. Pour régler le problème, police, élus et habitants ont collaboré. La tâche n’a pas été simple, mais tous avaient la même priorité et depuis l’été 2018, le site compte 115 logements qui accueillent 175 adultes et 80 enfants. Il comporte également 500 m² de potager en toiture, une serre, une pergola-cuisine en extérieur, une salle de jeux, trois chambres d’amis réservables en fonction des besoins, un garde-manger, deux locaux de stockage… Il y a même un toboggan qui descend du potager à la cour intérieure.
Qu’en est-il du budget pour cette opération ? Et surtout quid des surcoûts ?
Non seulement il n’y a pas de surcoût, mais l’opération se révèle moins chère d’environ 30 % par rapport aux prix habituels de Genève. En pratique, les coûts complémentaires liés à l’ingénierie en amont ou à la qualité des aménagements et des logements sont plus que compensés par l’optimisation des usages et l’adaptation du montage de l’opération. Un raisonnement similaire peut être observé en France mais dans le tertiaire ou l’industrie. Avec une réorganisation de la chaîne de valeur et de son financement nous pourrions obtenir des effets similaires chez nous avec des volumes significatifs, comme à Zurich où cela représente plus d’un tiers de la production de logements neufs (ou réhabilités lourdement et considérés comme tels).
L’instance de gouvernance des résidences est également plus collégiale qu’un habituel conseil syndical. Au lieu de se voir une seule fois par an pour parler des sujets qui fâchent en lien avec les dépenses et les coûts, les habitants échangent durant l’année sur les parties communes qui appartiennent à tout le monde et pour lesquelles ils se sentent impliqués. Et même si seulement certains ont participé à la mise en place du fonctionnement des lieux qui leur appartient collectivement, tous apprennent à faire converger leurs intérêts. Les nouveaux arrivants sont accueillis. On leur présente les lieux et l’organisation, dont ils apprécient la qualité, et s’ils ne sont pas d’accord, ils peuvent rejoindre l’une des réunions organisée périodiquement pour en discuter. Tous informés, en capacité d’agir et en y ayant intérêt, ils deviennent des habitants responsables. A partir du dialogue qui a été instauré en amont du projet, une économie résidentielle est générée.
Toutefois, les caractéristiques de la gouvernance territoriale peuvent être fortement différentes selon les pays, avec des effets certains sur le développement des territoires et l’implication des citoyens, ce modèle, comme celui d’autres villes, n’est pas transposable d’un pays à l’autre sans changement significatifs. Mais, mes derniers travaux avec pour thème « Environnement versus développement durable ou durabilité et vote populiste » (menés à Sciences Po et avec une publication en préparation) m’amènent également à considérer qu’une telle évolution ne serait pas sans lien avec l’expression démocratique !