Le recours « Tarn-et-Garonne », point d'équilibre du contentieux de la commande publique

Créée il y a dix ans, cette voie de recours ouverte aux tiers pour contester la validité d’un contrat administratif a rempli son objectif de préservation de la stabilité contractuelle. L'heure est aujourd'hui à rééquilibrer la balance pour accorder davantage de poids à l'impératif de légalité. Ce qui passerait par une évolution des référés précontractuels et contractuels et du recours indemnitaire.

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Justice
Le Conseil d'Etat cherche l'équilibre entre la préservation de la stabilité contractuelle et l'impératif de légalité.

Le 4 avril 2014 naissait le recours dit « Tarn-et-Garonne ». Une création prétorienne, issue d’une décision du Conseil d’Etat (CE, 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n° 358994, publié au recueil Lebon), qui allait faire date tant elle a modifié le contentieux contractuel. Dix ans plus tard, l’université Polytechnique des Hauts-de-France s'est proposé de dresser son bilan lors d’un colloque « anniversaire » organisé le 15 octobre à Valenciennes. Et d'observer si cette jurisprudence a bel et bien rempli ses objectifs.

Unification et simplification

D’abord celui de la simplification, car comme le rappelle Stéphanie Hiol, doctorante et organisatrice de l’événement, la contestation de la validité d’un contrat administratif était auparavant un « parcours complexe pour les tiers ». Ces derniers devaient emprunter des détours pour atteindre le contrat, en agissant d’abord en excès de pouvoir contre ses actes détachables avant de pouvoir revenir vers le juge pour lui demander d’enjoindre à l’administration d’annuler le contrat, si l’acte détachable avait été lui-même au préalable annulé.

En offrant aux tiers un accès direct à l'ensemble des contrats administratifs, le recours Tarn-et-Garonne « a atteint son but simplificateur, salue Olivier Japiot, président de la 7e chambre du contentieux du Conseil d’Etat. Il a aussi parachevé, dans une logique d’unification, l’évolution jurisprudentielle de la décision « Tropic » de 2007 (CE, 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, n° 291545, publié au Recueil) », par laquelle la Haute juridiction avait déjà permis au tiers d’agir directement contre les seuls contrats de la commande publique.

Un accès limité, mais suffisant

Le recours Tarn-et-Garonne n’est toutefois pas ouvert à tous, ce qui peut susciter une « sensation de manque » selon Benjamin Pouchoux, maître de conférences en droit public à l’université de Bourgogne. Cette action est en effet taillée sur mesure par le Conseil d’Etat lui-même, qui a précisé au fil de sa jurisprudence les tiers pouvant contester un contrat administratif.

Il s’agit d’abord des candidats évincés, des préfets et des membres de l’organe délibérant de la collectivité ou du groupement de collectivités territoriales concerné, qui sont cités dans la décision de 2014. La liste s’est ensuite élargie pour y intégrer par exemple les contribuables locaux à certaines conditions (CE, 27 mars 2020, Communauté urbaine du Grand Nancy, n° 426291, publié au Recueil). Dans le même temps, le Conseil d’Etat a aussi refusé l’intérêt à agir à certains tiers, tels que les ordres professionnels (notamment CE, 3 juin 2020, n° 426932, mentionné au Recueil, à propos d’un ordre régional des architectes). « L'idée était de considérer que nul ne peut plaider par procureur et qu’il faut que ce soit les premiers concernés qui agissent, explique Olivier Japiot. A cet égard, il nous [le Conseil d'Etat, NDLR] semble que le recours Tarn-et-Garonne est assez largement ouvert, car les principaux intéressés à la contestation d'un contrat y ont accès ».

Sauver le contrat

D’autant qu’il vise également à préserver la stabilité contractuelle. Ainsi la Haute juridiction administrative limite aussi les moyens pouvant être invoqués par les tiers « aux seuls vices en rapport direct avec l’intérêt lésé dont ils se prévalent » (1). « C’est la transposition de la décision « Smirgeomes » (CE, 3 octobre 2008, Smirgeomes, n° 305420, publié au Recueil), rendue en matière de référés précontractuel et contractuel, resitue Olivier Japiot. Il s’agit d’éviter les effets d’aubaine et de faire tomber des contrats sur des irrégularités purement formelles, car avant il y avait une grande insécurité qui pesait sur eux ». Le magistrat souligne par ailleurs que « s’il y a vraiment un vice très grave, le juge doit le relever d’office ».

Ce dernier dispose « de pouvoirs larges pour protéger le contrat », constate Stéphanie Hiol. « Le recours Tarn-et-Garonne n’est pas binaire, ce n'est pas soit le contrat est valide soit il est annulé, complète Olivier Guézou, professeur de droit public à l’université de Versailles. Le juge applique une politique du moindre mal, tout est fait pour sauver le contrat ». Il peut ainsi ordonner des mesures de régularisation. C’est seulement à défaut qu’une telle régularisation soit possible qu’il prononcera la résiliation. Quant à l’annulation (résiliation du contrat avec effet rétroactif), elle n’est réservée qu’aux cas de contenu illicite, de vice du consentement ou de tout autre vice d’une particulière gravité.

La légalité délaissée ?

Ce qui fait dire à une partie de la doctrine que la balance penche peut être trop du côté de l’objectif de stabilité contractuelle, au détriment de l’impératif de légalité. « Comme le juge annule rarement, cela signifie qu’il laisse survivre des contrats illégaux, concède Olivier Japiot. Mais il cherche en premier lieu l’intérêt général, qui ne réside pas dans le fait d’annuler à tour de bras », estime-t-il.

Pour Olivier Guézou, une plus grande prise en compte de la légalité pourrait passer, non pas par une évolution du régime Tarn-et-Garonne, mais plutôt par celle des référés précontractuels et contractuels. « Ces actions devraient être plus efficaces pour contester les manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence. Or la décision Smirgeomes réduit leur efficacité, ces recours étant assez fermés eux aussi ».

Ouverture européenne

L’ouverture pourrait-elle venir de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ? Celle-ci considère que la directive « recours » de 2007 (2007/66/CE du 11 décembre 2007) laisse aux Etats membres une certaine marge de manœuvre en la matière. « Ils ne sont pas tenus de rendre accessibles à tout le monde sans distinction les recours contre les contrats de la commande publique et ils peuvent limiter les illégalités pouvant être invoquées. La directive prévoit aussi une large palette de mesures pouvant être prononcées par le juge », précise Stéphane De La Rosa, professeur de droit public  à l’université Paris-Est Créteil.

« Il apparaît pourtant certains tempéraments, poursuit-il. Par exemple la CJUE a jugé que les candidats évincés au motif que leur offre est irrégulière doivent pouvoir saisir le tribunal (CJUE, 5 septembre 2019, Lombardi, aff. C-333/18) ». Ce que le Conseil d’Etat a pris en compte dans sa décision « Clean Building » de 2020 (CE, 27 mai 2020, Société Clean Building, n° 435982, mentionné au Recueil), s'agissant d'un référé contractuel mais dont le raisonnement doit pouvoir être élargi à un recours Tarn-et-Garonne.

L’indemnisation du candidat évincé sous les fourches caudines de la CJUE

Surtout, la CJUE a engagé depuis plusieurs années « un mouvement très significatif qui consiste à analyser la directive « recours » au regard du droit à un recours effectif prévu à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Il y a déjà des conséquences en commande publique », observe Stéphane De La Rosa qui cite l’illustration la plus récente. Dans un arrêt du 6 juin (CJUE, Ingsteel, 6 juin 2024, C-547/22), la CJUE a estimé que l’exclusion totale de la perte de chance dans l’indemnisation des candidats évincés est contraire au droit de l’Union. « Cet arrêt pose la question de la compatibilité du régime indemnitaire français », qui ne prévoit pas d’indemniser la perte de chance.

Une évolution souhaitée

Indépendamment de l’influence de la CJUE, l’évolution de ce régime est souhaitée de longue date par une partie de la doctrine, comme le rappelle Antoine Simonneaux, maître de conférences en droit public à l’université Polytechnique Hauts-de-France. « Le Conseil d’Etat a expressément indiqué que les tiers peuvent présenter des conclusions indemnitaires à l’appui de leur requête en contestation de la validité du contrat. Certains considèrent à ce titre que le régime indemnitaire devrait être modifié pour qu’il joue davantage un rôle de sanction au soutien du recours Tarn-et-Garonne et que l’ensemble des candidats évincés soient ainsi mieux lotis ».

Car l’indemnisation dépend aujourd’hui du degré de chance qu’avait le candidat évincé de remporter le contrat en l’absence d’irrégularité : celui dépourvu de toute chance n’a droit à aucune indemnisation, celui qui avait une chance « simple » a droit au remboursement des frais d’offres et celui qui avait une chance sérieuse a droit à l’indemnisation de son manque à gagner (incluant les frais d’offres). « En réalité il y a déjà une forme de générosité dans ce régime, estime le maître de conférences. D’une part à l’égard du candidat qui n’avait qu’une simple chance de se voir attribuer le contrat, car les frais d’offres sont normalement supportés par tous les candidats et ne leur sont pas remboursés. D’autre part à l’égard du candidat ayant une chance sérieuse, qui est indemnisé de la totalité de son manque à gagner ».

Infléchissement en cours

Sur ce dernier point, le juge a apporté récemment plusieurs atténuations : en limitant l’indemnisation du manque à gagner au montant minimal dans le cadre d’un accord-cadre (CAA de Marseille, 6e chambre, 11 septembre 2023, n° 19MA05388), puis en prenant en compte la résiliation anticipée du contrat irrégulièrement conclu pour fixer le montant du manque à gagner indemnisable ainsi que la part de risque devant incomber au titulaire d’une concession (CE, 24 avril 2024, n° 472038, publié au Recueil). Un mouvement qui pourrait ouvrir la porte à une évolution future du régime d’indemnisation du candidat évincé. Le conseiller d’Etat Olivier Japiot s’est dit ouvert à la réflexion.

(1) La limitation des moyens invocables ne concerne pas le préfet et les membres de l’organe délibérant, qui sont dits « tiers privilégiés ».

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