Voici une décision qui pourrait rassurer certains porteurs de projet, au premier rang desquels les professionnels de l’industrie extractive de matériaux de construction. La Haute juridiction administrative a en effet admis le 3 juin 2020, de manière extrêmement précise, que l’exploitation d’une carrière pouvait répondre à une raison impérative d’intérêt public majeur, prérequis difficile à justifier - et souvent censuré par les juges - mais nécessaire pour obtenir « le droit » de porter atteinte à la conservation des espèces protégées.
Les faits sont assez simples et courants : un préfet accorde à une société, pour la réalisation de son projet de réouverture d’une carrière, une dérogation à l’interdiction de destruction d'espèces de flore et de faune sauvages protégées. La décision du préfet est critiquée par une association de protection de l’environnement et annulée par le tribunal administratif (TA) puis par la cour administrative d’appel (CAA). L’Etat et la société se pourvoient en cassation devant le Conseil d’Etat.
Dérogations sous conditions
Pour mémoire, l’article L. 411-1 du Code de l’environnement prohibe la destruction de certaines espèces animales et végétales menacées – dont la liste est fixée par arrêtés ministériels (art. R. 411-1 du code). Ne pas respecter cette interdiction peut coûter cher au « délinquant » : trois ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende. Afin de ne pas bloquer complètement les projets, en particulier ceux qui interfèrent avec des habitats protégés et les espèces qu'ils abritent (carrières, ouvrages linéaires, etc.), le législateur a autorisé les préfets à accorder des dérogations à ce principe.
Trois conditions cumulatives sont exigées des pétitionnaires : il ne doit pas exister de solution alternative satisfaisante, la dérogation ne doit pas nuire au maintien des populations d'espèces concernées dans un état de conservation favorable et elle doit être justifiée par l'un des cinq motifs énumérés limitativement à l’article L. 411-2 du Code de l’environnement. Parmi ces motifs, figurent les « raisons impératives d’intérêt public majeur ». C’est ce dernier critère précisément qui était au cœur du pourvoi, les requérants considérant qu’il faisait défaut.
Préalable indispensable
Dans un premier temps, le Conseil d’Etat rappelle, conformément à ses arrêts « Val Tolosa » du 25 mai 2018, et du 24 juillet 2019 que pour apprécier la légalité d’une dérogation, le juge doit tout d’abord vérifier que le projet répond « par sa nature et compte tenu des intérêts économiques et sociaux en jeu, […] à une raison impérative d'intérêt public majeur ». Il précise ensuite que « l'intérêt de nature à justifier […] la réalisation d'un projet doit être d'une importance telle qu'il puisse être mis en balance avec l’objectif de conservation des habitats naturels, de la faune et de la flore sauvage poursuivi par la législation ».
Autrement dit, la raison impérative d’intérêt public majeur est un préalable indispensable à l’examen des deux autres conditions. La CAA pouvait donc à bon droit se prononcer « sur la question de savoir si le projet répond à une raison impérative d'intérêt public majeur, sans prendre en compte à ce stade la nature et l'intensité des atteintes qu'il porte aux espèces protégées ».
Enjeu européen déterminant
Cependant, les Sages censurent l’arrêt de la CAA qui avait conclu à une absence de raison impérative d’intérêt public majeur. Ils justifient leur position d’une part, par « la création de plus de quatre-vingts emplois directs dans un département dont le taux de chômage dépasse de près de 50 % la moyenne nationale » et d’autre part, par l’inscription de la carrière dans le cadre des politiques économiques de l’Union européenne visant à l’autosuffisance de secteurs industriels dans leur approvisionnement en matières premières. L’enjeu européen que présentait ce projet a sans doute été déterminant pour reconnaître l’intérêt public majeur. A titre de comparaison, dans l’affaire du centre commercial « Val Tolosa », la création de 1500 emplois n’avait pas suffi à caractériser un tel intérêt public majeur.
Pour autant, cette reconnaissance au cas d’espèce par le Conseil d’Etat d’une raison impérative d’intérêt public majeur ne signifie pas que le projet bénéficiera in fine d’une dérogation. L’affaire est en effet renvoyée devant la CAA qui devra se prononcer sur l’ensemble des conditions.
CE, 3 juin 2020, n°425395, mentionné aux Tables du recueil Lebon
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