«En tant qu’architecte, je veux un projet intelligent, qui correspond à son époque et à la manière dont la société évolue. Or, ces critères ne sont pas nécessairement ceux de l'entreprise, qui ne voit que la partie constructive, les délais et le coût». En deux phrases, l’architecte Jean Bocabeille, de l’agence BFV, résume toute l’ambiguïté du système de la conception-réalisation qui, de toute évidence, n’enthousiasme pas les architectes.
Pourtant, à l’origine, l’esprit de la loi était intéressant : il est permis de déroger à l’obligation de dissocier la mission de maîtrise d’œuvre de celle de l’entrepreneur pour la réalisation des ouvrages publics dans le cas de réalisation d’ouvrages d’une «technicité particulière», en associant l’entreprise et le concepteur dès les premières phases du projet.
Projets novateurs ou d'envergure
«Ce marché particulier permet au maître d’ouvrage de confier simultanément la conception (études) et la réalisation (exécution des travaux) d’un ouvrage à un groupement d’opérateurs économiques ou à un seul opérateur pour les ouvrages d’infrastructures. Le marché de conception-réalisation est un marché de travaux, car il a pour objet principal la réalisation d’un ouvrage», explique la Direction des affaires juridique (DAJ) de Bercy sur le site du ministère de l’Économie et des Finances. En résumé, une entreprise de construction peut être seule responsable de la totalité d’un projet et de son suivi pour des projets novateurs ou d’envergure. Conséquence : moins d’interfaces entre les acteurs, donc moins de coûts de transaction, des délais plus courts, un budget tenu.
Délais et budgets
Pour certains projets, cela peut fonctionner à merveille. «En 2016, nous avons ainsi créé les Ateliers Médicis, à Clichy, un bâtiment expérimental possiblement démontable, raconte Sébastien Eymard, de l’agence Encore Heureux. Il a fallu travailler très en amont avec l’entreprise de construction, que nous sommes allés chercher nous-mêmes. C’était à la fois pertinent et exceptionnel. Cela a rendu le projet très réaliste en tenant à la fois les délais et le budget».
Jean Bocabeille aussi se souvient d’une bonne expérience, des bureaux pour la mairie de Paris «avec une façade ossature bois et isolant en béton de chanvre : entreprise et mairie se sont laissés convaincre. L’architecte peut être sachant dans certains domaines, en particulier pour certains matériaux ou modes constructifs particuliers, et aider considérablement l’entreprise de construction à sortir un projet vraiment innovant».
Agilité et compétence
Toutefois, Sébastien Eymard accepte «aussi peu de projets en conception-réalisation que possible» et Jean Bocabeille «ne court pas après». D’autres agences refusent même catégoriquement ce type de projets, après en avoir fait l’expérience : «L’équipe est usée et ne veut plus en faire malgré de belles collaborations et un dernier projet de campus qui se passe très bien : nous avons saturé. Il faut que l’équipe dédiée par l’entreprise de construction soit très agile et compétente, sinon on passe des heures à expliquer des évidences à des gens qui ne comprennent pas notre métier», explique Thibaut Robert (Agence TRAA, à Paris et Morlaix).
Même position chez Jérôme Berranger, de l’agence Berranger & Vincent : «L’économie d’un projet nous intéresse toujours tant que la qualité du bâtiment est préservée. Mais dans la plupart des conception-réalisation, cet équilibre est rompu, au profit exclusif de la rentabilité».
L'architecte face aux majors
Le principal écueil, relevé unanimement par les femmes et hommes de l’art, est que, en conception-réalisation, l’architecte est à la fois coincé entre deux clients, le maître d’ouvrage et le donneur d’ordres, et soumis aux deux. Mais surtout à l’entreprise générale... Or, pour que celle-ci s’intéresse aux projets de grande ampleur lancés par la commande publique, il faut qu’elle-même ait une importante assise financière. L’architecte se retrouve donc régulièrement face à une des majors qui savent, très en amont, quel appel d’offres va sortir et ont déjà une agence en tête avant d’y répondre. Tout est donc joué d’avance, et l’architecte doit obéir aux ordres. Et encore faut-il qu’on l’appelle… Hugo Franck, président du Syndicat de l’architecture, s’inquiète de la distorsion d’accès à la demande : «Si vous n’êtes pas suffisamment proche des grandes entreprises, vous n’aurez pas accès au marché de la conception-réalisation».
Baisse du niveau d'architecture
Par ailleurs, l’entreprise, responsable de tout, décide aussi de tout : «Quand il y a concours, l'architecte prend des risques, est force de proposition, reprend Jean Bocabeille. Quand il est sous l’autorité de l’entreprise, qui porte le projet, il n’a aucun pouvoir d’initiative». Sébastien Eymard abonde, déplorant qu’«au nom de la rentabilité, toute notion décorative, esthétique, technologique soit par avance écartée. Cela fait baisser le niveau d’architecture dans toutes ses dimensions non commerciales».
Thibaut Robert raconte ces heures de réunions passées « trop souvent en lutte permanente avec des commerciaux, des responsables marketing, qui avant même qu’on ait commencé à travailler en tant qu’architecte nous tordent le bras sur le planning et les prix sans nous laisser faire le pas de côté nécessaire pour faire évoluer le projet». Cela agace encore Jean Bocabeille : «Notre rôle, c’est d’accompagner l’évolution de la société. Nous sommes à la jonction entre les modes constructifs et la question des usages, l’organisation des espaces. La conception-réalisation y est aveugle, et banalise terriblement les bâtiments qui sont construits ainsi. La qualité sera correcte, mais le bâtiment, pas exceptionnel».
Le compte n'y est pas toujours...
La principale promesse de la conception-réalisation, pour la puissance publique, est de mieux maîtriser les coûts. Sauf que selon les architectes, pour les collectivités locales, le compte n’y est pas toujours. «A partir du moment où c’est l’entreprise qui chiffre le projet, nous sommes tous tributaires de ses estimations, parfois opaques», explique Thibault Robert.
«Les coûts avancés par les entreprises générales sont de 15 à 20% supérieurs à ce que nous sommes capables de sortir en appels d’offres ouverts, assure Hugo Franck. L’architecte sait être force de proposition et trouver des alternatives tout au long de l’évolution d’un projet s’il le faut, sans remettre en cause sa qualité architecturale globale. C’est son job ! En conception-réalisation, il n’y a pas de contestation possible. L’entreprise décide et clôt trop souvent la discussion».
Consultation anticipée
L’Ordre des architectes, de son côté, n’est pas plus enthousiaste : «Lorsque l’on est assujetti à une entreprise, il est difficile d’exercer notre devoir de conseil, affirme Christine Leconte, présidente du Conseil national de l’Ordre des architectes. Il existe pourtant des alternatives intéressantes mais trop peu utilisées, essentiellement par méconnaissance, pour le conserver sans être ficelé par un projet, avant même que celui-ci ne soit dessiné : il s’agit de la consultation anticipée». Elle souligne que certaines sociétés, comme le bailleur social 3F, sont en train de la mettre en place.