Le thème s’est imposé naturellement. Lorsque l’Institut de la gestion déléguée (IGD) retenait comme sujet de son colloque 2023 « Equilibres et déséquilibres contractuels », le Conseil d’Etat rendait au même moment son désormais célèbre avis du 15 septembre 2022 sur les modifications contractuelles et la théorie de l’imprévision dans le contexte de crise de hausse du coût des énergies, faisant office de boîte à outils pour rééquilibrer un contrat bouleversé en cours d'exécution.
Heureux hasard, un an plus tard, le gouvernement rendait publics, deux jours avant la tenue du colloque le jeudi 14 septembre 2023 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, deux nouveaux avis du Conseil d’Etat relatifs aux concessions d’autoroute et revenant eux aussi précisément sur la notion d’équilibre contractuel.
Un travail d’équilibriste
Si ces deux avis publiés le 12 septembre, se prononçant notamment sur la possibilité de taxer spécifiquement les sociétés d’autoroute, n’ont évidemment pas manqué de faire réagir, les échanges ont principalement porté sur le travail d’équilibriste que doivent mener opérateurs privés et personnes publiques tout au long de la vie d’un contrat de concession. Car la préservation de l’équilibre du contrat est au cœur des préoccupations de l’IGD. « Nous y veillons » indique son président Hubert du Mesnil, « comme lorsque nous avons quelques menaces sur la stabilité fiscale ».
L'IGD, une fondation d'entreprise
Reconnue d’utilité publique, elle regroupe les différentes parties prenantes à la gestion des services publics : personnes publiques et opérateurs privés. Son président la décrit comme « une plateforme d’échange et d’expertise » sur la gestion déléguée de ces services.
Parmi les sujets qui vont animer ses prochains travaux : la rénovation énergétique des bâtiments avec notamment le marché de performance énergétique à tiers-financement, l’ouverture à la concurrence et la modernisation du réseau ferroviaire, ou encore l’avenir des concessions d’autoroute.
Ce travail débute dès la procédure de passation. Bien qu’« il n’existe pas de principe juridique au stade de la passation imposant que le contrat soit équilibré » introduit Laurent Richer, professeur agrégé de droit public, « les déséquilibre futurs naissent dès la préparation de la procédure » selon Philippe Gonzague, responsable juridique droit public de Suez France. Que ce soit pour l’entreprise candidate ou pour l’acheteur public, « l’enjeu de la procédure est l’extraction d’information » poursuit Laurent Richer.
Les déséquilibre futurs naissent dès la préparation de la procédure
— Philippe Gonzague, responsable juridique droit public de Suez France
L'importance de l'information
Mais bien que tous s’accordent sur le constat selon lequel le déséquilibre nait d’une asymétrie d’information, il y a dissonance sur la cause. Pour l’acheteur public, les opérateurs privés manquent de transparence, en particulier sur les chiffres, et d’autant plus lors du renouvellement d’un contrat échu. Pour l’entreprise, les dossiers de consultation transmis par la personne publique sont trop souvent incomplets, or ce sont les informations qu’il contient qui vont servir aux candidats pour établir leurs prévisions.
L’acheteur public en cause ?
Selon Thierry Laloum, avocat chez Willkie Farr & Gallagher LLP, la responsabilité du déséquilibre serait plutôt à chercher du côté de l’administration. « Il y a une tendance de plus en plus forte qui consiste pour la personne publique à vouloir transférer le risque en totalité au concessionnaire » déplore-t-il, « or le risque anormal ne peut pas lui être valablement transféré ».
Philippe Gonzague abonde : « L’acheteur a une responsabilité dans la définition des conditions et caractéristiques minimales car celles-ci seront intangibles et ne pourront pas faire l’objet de négociations ». Il regrette que les règlements de consultation soient de plus en plus restrictifs sur les possibilités de négociation :« Il y a même des critères de sélection qui portent sur l’acceptation du risque ».
Le marché de partenariat n’est pas une concession
Aujourd’hui il y a peu de différence en pratique entre la concession et le marché de partenariat, l’allocation des risques est souvent similaire
— Thierry Laloum, avocat chez Willkie Farr & Gallagher LLP
Ce phénomène serait accentué par « une confusion globale chez l’acheteur entre les concessions et les marchés de partenariat », relève Thierry Laloum. « Aujourd’hui il y a peu de différence en pratique entre la concession et le marché de partenariat, l’allocation des risques est souvent similaire », poursuit-il. Pourtant le marché de partenariat doit en principe obéir au régime des marchés publics, sans transfert du risque (en tout cas bien moindre qu’en concession).
Prenant l’exemple du risque lié à l’état du sol, que l'avocat considère comme étant souvent « impossible à évaluer pour le titulaire avant la conclusion du contrat » faute d’information suffisamment précise, il observe qu'il est d’autant plus difficile à porter pour une entreprise dans un marché de partenariat, généralement conclu à prix forfaitaire, la jurisprudence considérant alors « que le titulaire a accepté ce risque en signant le contrat avec un prix forfaitaire ».
Pari sur l’avenir
Face à ces restrictions, les entreprises sont de plus en plus souvent contraintes d’accepter des risques anormaux. « Elles font le pari qu’ils ne surviendront pas » constate Thierry Laloum. Philippe Gonzague confirme : « Les entreprises choisissent leur combat ». Et optent bien souvent pour des clauses de rencontre, dans l’espoir qu’elles permettent une négociation en cours d’exécution du contrat.
Des avenants difficiles à conclure
Mais cette renégociation se heurte à « la complexité à passer des avenants au regard des règles applicables à la modification des contrats », souligne Hélène Hoepffner, professeur de droit public et présidente de la commission juridique de l’IGD. Même constat pour Pierre-Yves Auffret, directeur juridique Affaires publiques de Dalkia : « Nous avons des difficultés à trouver le bon fondement juridique pour sécuriser les avenants. On constate aussi que les contrats sont de plus en plus stricts, or si le contrat est trop verrouillé, on ne peut pas le faire évoluer », et ce même si la modification est souhaitée par les deux parties.
Nous avons des difficultés à trouver le bon fondement juridique pour sécuriser les avenants
— Pierre-Yves Auffret, directeur juridique Affaires publiques de Dalkia
Difficile également d’obtenir un rééquilibrage en faisant appel au juge selon Thierry Laloum pour qui, « dans le contentieux indemnitaire, le juge administratif est partial : il veille avant tout à la bonne gestion des deniers publics et à ne pas consentir de libéralités ».
Pas de fatalité
Pour nuancer ce tableau peut-être un peu déséquilibré lui aussi, relevons dans les deux avis rendus par le Conseil d’Etat à propos des concessions d’autoroute l’habileté dont peuvent faire preuve les concessionnaires au moment de négocier le contrat : si l’Etat peut modifier les conditions d’exécution du contrat – en créant une taxe spécifique aux sociétés d’autoroute ou en résiliant par anticipation les concessions -, il devra à chaque fois compenser ces modifications en indemnisant le concessionnaire en vertu des stipulations contractuelles.
C’est en effet sans doute là que réside l’enjeu pour les entreprises : parvenir à introduire dans le contrat les supports qui permettront de se maintenir en équilibre en cas de bouleversement. Car comme l’écrivait Julien Gracq dans « Le rivage des Syrtes » : « Le rassurant de l'équilibre, c'est que rien ne bouge. Le vrai de l'équilibre, c'est qu'il suffit d'un souffle pour faire tout bouger. »