Les cessions foncières avec charges, c’est-à-dire les ventes immobilières assorties de conditions fixées à l’acquéreur par la personne publique vendeuse, sont particulièrement exposées au risque de requalification en marché public de travaux. Surtout si l’acheteur se voit imposer de réaliser des aménagements ou des équipements à remettre au vendeur. Toutefois, dans un arrêt du 26 octobre 2023, la Cour de cassation (Cass. civ. 3e, 26 octobre 2023, n°22-19444) est venue aligner sa jurisprudence sur les dernières décisions rendues en la matière par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et par les juridictions administratives. De quoi sécuriser encore davantage ce type d’opération.
Marché public ou pas marché public, telle est la question ?
Un établissement public foncier avait conclu pour le compte d’une commune une promesse synallagmatique de vente avec deux promoteurs. La vente portait sur la cession de deux terrains appartenant au domaine privé de la commune. Le vendeur imposait aux acquéreurs, à titre de condition suspensive, d’intégrer une part de logements sociaux dans le programme immobilier. Ils devaient également livrer à la commune un local brut, en guise de paiement partiel sous forme de dation.
Mais plus d’un an après la signature de la promesse, la commune se rétracte en raison « d’irrégularités dans la procédure de passation » du contrat de vente. Elle estime qu’il s’agit en réalité d’un marché public de travaux, dont la conclusion devait être précédée d’une mise en concurrence, dans la mesure où ce contrat aurait « pour objet principal la réalisation d’un ouvrage répondant aux besoins définis » par la commune. Ce n’est pas ce que va juger la Cour de cassation, qui va retenir que la convention « n’était pas soumise aux règles de la commande publique ».
L'influence déterminante s'apprécie en premier lieu sur la structure architecturale
Pour aboutir à cette conclusion, les juges vont d’abord rechercher si l’opération répond à la définition des marchés publics de travaux figurant à l’article 5-1 de l’ordonnance « marché public » de 2015, repris aujourd’hui à l’article L. 1111-2 du Code de la commande publique (CCP). Ils vont regarder en particulier si la commune a exercé une influence déterminante sur la nature et la conception du programme immobilier. Ils constatent ainsi que le taux de logements locatifs sociaux imposé aux acquéreurs « correspondait à la proportion minimale prévue par le plan local d’urbanisme en vigueur sur la totalité de l’emprise du projet » et que la répartition des différentes catégories de logement au sein du programme était laissée à l’appréciation des promoteurs. De plus, la commune n’avait formulé aucune demande portant sur la structure architecturale des bâtiments. Ainsi, elle n’a exercé aucune influence déterminante sur leur nature et leur conception.
Cette analyse concorde avec un arrêt de la CJUE du 22 avril 2021 (aff. C-537/19, "Commission c/ Autriche") qui relevait que la notion d’influence déterminante s’apprécie au regard des demandes et spécifications portant sur la seule structure architecturale, et non sur les aménagements intérieurs. Une cour administrative d’appel (CAA) avait raisonné de la même manière en rejetant toute influence déterminante d’une collectivité qui avait procédé elle-même aux aménagements intérieurs par le biais d’un marché public de travaux (CAA Nancy, 15 avril 2021, n°19NC02073), à la suite de l’acquisition d’un bâtiment en état futur d’achèvement.
La construction du local à remettre à la commune est accessoire par rapport à la vente du terrain
La Cour de cassation va ensuite considérer que la vente constitue un contrat mixte au sens de l’ordonnance de 2015 (art. 23, repris à l’article L. 1312-1 du CCP), en ce qu’il comporte des prestations objectivement indissociables. La convention a en effet pour objet à la fois la vente des terrains et la réalisation d’un local brut à remettre à la commune. Les juges doivent dès lors déterminer l’objet principal du contrat. Ils observent à cet effet « qu’aucun élément probant n’établissait que ce local correspondait à la réalisation d’un équipement public, […], répondant à un besoin spécifiquement défini par [la] collectivité ». Ils relèvent également que l’obligation de livrer un local, « qui constituait une modalité du paiement, ne représentait que 27 % du prix de vente total ».
Dès lors, l’objet principal de la convention porte bien sur la vente des terrains et non sur la construction du local. Il ne s’agit donc pas d’un marché public de travaux. Cet arrêt s’inscrit dans la lignée d’un autre arrêt rendu par une CAA en 2022 (CAA Marseille, 11 avril 2022, n° 21MA00539), dans lequel les juges avaient rejeté la qualification de marché public de travaux pour une vente de terrain assortie de la réalisation d’un local à remettre au vendeur à titre de dation en paiement, compte tenu du faible montant de cet ouvrage à construire par rapport au prix global de l’opération et de l’absence de « spécification précise » imposée par le vendeur sur cet ouvrage.
Cour de cassation, civ. 3e, 26 octobre 2023, n° 22-19444