C'est un fléau qui pénalise à la fois l'employeur et le salarié, dénonce Sabrina Boutabet, responsable des affaires sociales à la FFB Grand Paris Ile-de-France. Alors que le suivi de l'état de santé des travailleurs est obligatoire pour l'entreprise, la pénurie de médecins du travail s'est, comme pour la médecine de ville, aggravée ces dernières années. « La profession connaît une pyramide des âges inversée : compte tenu du nombre élevé des départs en retraite et du peu d'arrivées, la situation ne peut que s'accentuer », commente Christian Expert, médecin du travail tout juste retraité et vice-président du syndicat CFE-CGC Santé au travail. Un phénomène qui s'explique aussi par la faible attractivité de la spécialité. Lors du concours de l'internat, c'est la dernière choisie, et 60 % des postes ouverts restent ainsi vacants. Pour mémoire, il incombe à l'employeur d'organiser les visites médicales, à commencer par l'examen d'information et prévention, qui doit intervenir dans les trois mois suivant la prise de poste. Mais, pour les personnes en suivi individuel renforcé (SIR) car occupant des postes à risque, nombreuses dans le BTP, un examen médical d'aptitude s'impose en principe avant même l'embauche. Les visites périodiques doivent quant à elles se tenir tous les deux à cinq ans selon les cas. A cela s'ajoutent notamment les examens de reprise après certains arrêts (arrêt maladie d'au moins soixante jours, absence pour maladie professionnelle, absence d'au moins trente jours en cas d'accident du travail…).
« Situation inacceptable ». Or, les entreprises peinent à obtenir ces visites dans les délais imposés par la loi. « L'année dernière, nous n'avons pas eu de médecin pendant plusieurs mois, témoigne Anouck Pauchard, responsable RH de la PME ariégeoise Couserans Construction. Un médecin de Toulouse se déplaçait de temps en temps, mais nous n'arrivions pas à faire passer toutes les visites de reprise ou d'embauche en temps et en heure. » L'entreprise s'est donc retrouvée dans l'illégalité contre son gré. De son côté, Jérôme Pavillard, DRH de Razel-Bec, ne cache pas son agacement. « Aujourd'hui, nos salariés ne sont pas suivis par la médecine du travail et ce n'est pas de notre fait, assène-t-il. Nous sommes loin d'être en règle avec nos obligations, aussi bien pour les visites ordinaires que pour le SIR. » Et d'illustrer : « Récemment, j'ai demandé une visite de reprise après un arrêt de travail : le service m'a donné un rendez-vous dans trois mois », alors que cet examen doit être réalisé dans un délai de huit jours après le retour au travail. « Si un accident survient, nous serons tenus responsables : nous sommes dans une situation inacceptable », martèle le DRH. L'insécurité juridique des employeurs constitue en effet l'une des conséquences du manque de médecins. « Si un salarié qui fait de l'épilepsie mal contrôlée a un accident du travail alors qu'il n'avait pas passé sa visite, la responsabilité pénale de l'employeur peut être engagée, pointe Christian Expert. Imaginez encore une personne arrêtée pendant dix-huit mois pour problème cardiaque qui reprend le travail sans visite, et fait un infarctus sur un chantier… » Comme le relève le syndicaliste, « en cas d'accident du travail mortel, la fiche d'aptitude est d'ailleurs le premier élément demandé par le juge ».
« Nous ne sommes même plus au point de râler parce que le service payé n'est pas rendu. Aujourd'hui, notre préoccupation est de nous couvrir juridiquement », rebondit Jérôme Pavillard, qui « mène une réflexion sur l'ouverture d'un service autonome, c'est-à-dire propre à l'entreprise ». Chaque entreprise s'organise ainsi comme elle peut. « Quand nous n'avions plus de médecin l'année dernière, nous nous dédouanions en faisant, dans les temps, notre demande par écrit. Et pour les cas de reprise après un arrêt causé par une maladie professionnelle ou un accident du travail, je demandais l'avis du médecin traitant par écrit également, se remémore Anouck Pauchard. Mais je ne sais pas si cela aurait suffi à nous protéger. » Jérôme Pavillard raconte pour sa part avoir « récemment demandé au médecin traitant d'un salarié de prolonger l'arrêt de travail en attendant la visite de reprise ». Ce que recommande aussi Cécile Beaudonnat, présidente de la commission nationale des femmes de l'artisanat de la Capeb, ainsi que de veiller « à conserver des preuves écrites des demandes de visite ». La FFB opte, elle, pour la dispense d'activité rémunérée. « Mais comme cela peut prendre deux bonnes semaines, ce n'est pas sans conséquences financières pour l'entreprise », reconnaît Sabrina Boutabet.
« Dans la mesure où nous réalisons des activités de désamiantage, nombre de nos salariés sont en SIR, expose quant à elle Felgea Brahmia, responsable RH du groupe Heral, PME de 200 salariés basée en Seine-Saint-Denis. Même si nous les anticipons, les visites périodiques ne peuvent pas toujours être réalisées dans les temps, et nous nous retrouvons dans une situation de blocage. Dans l'attente, les salariés sont alors mobilisés sur d'autres postes, sur nos activités de curage par exemple. » Et d'ajouter : « Les difficultés à obtenir des rendez-vous pour les visites d'embauche freinent en outre nos recrutements. » Christian Expert soulève quant à lui le cas des salariés intérimaires, « qui sont les premiers touchés par cette pénurie. Faute de visite, ils ne peuvent être miss à disposition des entreprises de construction. Ce manque de médecins barre donc l'accès à l'emploi de travailleurs précaires et a des conséquences économiques pour les entreprises de travail temporaire ».
Françoise Arqué est médecin coordinatrice au service de santé au travail SRAS BTP Midi-Pyrénées. Si aujourd'hui, tous les postes de médecins de son service sont occupés, c'était loin d'être le cas l'année dernière. La professionnelle de santé assure avoir toujours essayé de faire passer les visites dans les temps, notamment grâce à la télémédecine. « Néanmoins, nous accordions la priorité aux visites d'embauche pour les salariés en SIR, aux examens de reprise ainsi qu'aux visites à la demande de l'employeur ou du salarié », raconte-t-elle. En principe, les médecins du travail doivent consacrer un tiers de leur temps à des actions en milieu de travail (études de poste, analyse de risques, participation au comité social et économique [CSE]…). « Mais ils n'ont pas le temps », reconnaît Françoise Arqué.
Arbre qui cache la forêt. Selon elle, il serait de bon ton d'interroger la pertinence du système. « L'immense majorité des visites d'embauche ne sert pas à grand-chose et constitue avant tout une assurance réglementaire pour l'employeur. Dans certains cas, il faudrait aussi s'assurer de l'aptitude de l'entreprise à faire travailler ses salariés ! » Si, pour Françoise Arqué, « certaines visites sont primordiales pour la prévention de la désinsertion professionnelle, elles peuvent aussi être l'arbre qui cache la forêt de la prévention. Et ainsi éviter aux employeurs de regarder autre chose : les conditions de travail ».
« Les réformes pour remédier à la pénurie mettront du temps à produire leurs effets », Charlotte Lecocq, députée Renaissance de la 6e circonscription du Nord qui a déposé la proposition de loi pour renforcer la prévention en santé au travail.
« Plusieurs mesures de la loi du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail visent à remédier au manque de médecins du travail. C'est le cas du recours, pour faire passer certaines visites, aux infirmiers en pratique avancée ainsi qu'aux médecins généralistes volontaires conventionnés avec les services de santé au travail. Autre exemple : le développement de la télémédecine, qui permet de gagner du temps de déplacement dans les déserts médicaux, en zone rurale ou montagneuse notamment. Nous connaîtrons en parallèle, dans plusieurs années, les effets de la suppression du numerus clausus [les universités peuvent désormais fixer localement, pour coller davantage aux besoins des territoires, un nombre minimal d'étudiants en deuxième année de médecine, NDLR]. La tension persiste à ce jour car ces réformes mettent du temps à monter en charge et se télescopent avec les départs en retraite actuels des médecins, ainsi qu'à des demandes de visites médicales en hausse dans un contexte de marché de l'emploi dynamique. »
« En cas de procès, l'employeur ne peut arguer de la surcharge des services de santé au travail », entretien avec Jamila El Berry, avocate spécialisée en droit social au cabinet JEB avocats.
L'absence de visite médicale peut-elle être retenue contre l'employeur en cas de contentieux avec un salarié ?
L'argument d'un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, dans ce cas de figure, est régulièrement soulevé par les salariés dans le débat judiciaire, aussi bien au civil qu'au pénal. En cas d'accident, le juge estime que le défaut de suivi médical est constitutif d'une faute s'il existe un lien de causalité entre l'absence de visite et le sinistre. L'employeur ne peut s'abriter derrière l'indisponibilité ou la surcharge des services de santé au travail pour justifier l'absence de suivi. Si tel est le cas, il pourra en revanche engager la responsabilité des services pour manquement à ses obligations contractuelles.
Quels conseils donneriez-vous aux employeurs pour obtenir des visites ?
D'abord, veiller à la traçabilité des demandes. Ensuite, entretenir une communication avec le service de santé au travail, dont on peut faire un partenaire de l'entreprise, et notamment lui exposer la nature de l'activité et l'organisation du travail. Enfin, je conseille d'institutionnaliser un suivi des absences - par le service RH ou le comptable par exemple -pour anticiper la fin des arrêts maladie et prendre attache au plus vite avec le service de santé au travail afin d'organiser la visite de reprise.
Que faire si cela ne suffit pas ?
Souscrire une assurance responsabilité civile dite « de la faute inexcusable de l'employeur » peut permettre de limiter les conséquences financières en cas de dommage. En ce qui concerne la visite de reprise, si le service de santé ne peut l'organiser dans les huit jours, il est préférable de dispenser le salarié de toute reprise, avec maintien de la rémunération. En revanche, obliger le travailleur à prendre ses congés en attendant cet examen constitue une pratique illicite.