Feux de forêt, canicules, inondations… Avec les évènements parfois dramatiques de l'été dernier et de ce printemps, la prise de conscience du dérèglement climatique s'accroît considérablement. Et le monde de l'entreprise n'y échappe pas. « Ce phénomène secoue à tous les niveaux : en interne, il fait réagir nos collaborateurs qui, en tant qu'ingénieurs, se trouvent au cœur de la problématique », relève Biljana Kostic, DRH du groupe Setec. Le secteur du bâtiment représente en effet 43 % des consommations énergétiques annuelles françaises et génère 23 % des émissions de gaz à effet de serre, selon le ministère de la Transition écologique. Les jeunes diplômés aussi se manifestent, comme en témoigne la prise de parole de quatre élèves de l'ESTP qui, lors de la remise des diplômes en avril dernier, ont appelé le secteur à se tourner vers des pratiques plus vertueuses, notamment en refusant les projets « climaticides ». D'après l'enquête « Le travail en transitions », publiée par l'Unédic en avril dernier, tous secteurs confondus, 84 % des actifs souhaitent occuper un emploi en adéquation avec le défi climatique. Parmi eux, 38 % attendent de leur travail qu'il contribue « positivement à changer l'environnement » et 46 % qu'il soit au moins exempt d'impact négatif. Un quart des personnes interrogées envisagent même un changement - ou ont déjà sauté le pas - pour mettre leur vie professionnelle en cohérence avec leurs préoccupations écologiques.
Les employeurs du BTP, qui gardent toujours à l'esprit les enjeux de recrutement et de fidélisation des talents, ont bien conscience de ces attentes. Pour renforcer son attractivité auprès des jeunes, NGE a récemment lancé la première édition de son « Guide des métiers du BTP à impact positif ». L'idée ? « Communiquer sur nos actions en matière de décarbonation, d'économie circulaire ou de préservation des ressources en eau », développe Bruno Pavie, DRH du groupe. Ingénieur R & D en biomimétisme ou en recherche en matériaux, chef d'équipe de conducteurs d'engins, mais aussi responsable d'une plate-forme de recyclage… « Dans le guide, nous donnons la parole à des collaborateurs de NGE pour montrer comment chacun, à son niveau, contribue à la transition écologique », commente le DRH. Et de souligner : « Les professionnels qui nous rejoignent doivent pouvoir retrouver dans l'exercice de leur métier leurs valeurs en matière de développement durable et sentir que nous portons cette éthique. Dans ce domaine, comme en matière d'évolution professionnelle ou de formation, nous nous devons de tenir les engagements pris lors de l'entretien d'embauche. »
Décalage. Anaïs Mathy, directrice du cabinet de recrutement Saint Louis Executive, le rejoint. « Le domaine du développement durable ne doit pas seulement être l'affaire de la direction ou du responsable RSE : les actions correspondantes doivent être déclinées en interne à tous les niveaux. » Il n'empêche. « On observe parfois un décalage entre la politique environnementale affichée par l'employeur auprès des candidats et son incarnation dans l'entreprise, comme son expression dans les sujets et actions du quotidien, ce qui génère un sentiment de frustration chez les salariés », pointe la spécialiste du recrutement.
84 % des actifs souhaitent occuper un emploi en adéquation avec le défi climatique
Chez Setec, on se défend de « vendre du rêve », comme l'explique Biljana Kostic : « Faire du greenwashing serait voué à l'échec, car les jeunes sont aguerris et informés sur le sujet du développement durable. En entretien, ils nous questionnent de façon très directe sur nos actions, et nos réponses sont transparentes : nous abordons la transition environnementale avec une approche ambitieuse, mais raisonnée, en gérant les enjeux qui en découlent. » Ce credo guide la société d'ingénierie à rechercher, « dans le cadre de cette démarche de transformation qui nous conduit progressivement à la décarbonation, une diversité de profils qui pourront questionner nos pratiques, nos habitudes, voire nous bousculer, en faisant preuve de pragmatisme », spécifie-t-elle.
En interne, les employeurs misent notamment sur la formation pour accompagner ces évolutions. « La direction RSE propose, au sein de notre propre université, des modules en lien avec notre démarche “ingénieurs et citoyens” : “fresques du climat et de la sobriété numérique”, “écoconception et bas carbone”… » illustre Biljana Kostic. En 2022, Rabot Dutilleul Construction a lancé une journée de sensibilisation à l'urgence climatique, avec deux sessions au programme : « fresque du climat » et « fresque de renaissance écologique ». Les salariés y proposent des solutions opérationnelles pour l'entreprise, mais prennent aussi des engagements. « Un commercial a ainsi résolu de formuler systématiquement, par rapport à la demande du client, une proposition impliquant une solution plus “décarbonée”, tandis qu'un directeur travaux a décidé d'accompagner ses équipes dans la transition vers davantage de rénovation, et notamment de les aider à se former dans ce domaine », illustre Rodolphe Deborre, directeur du développement durable. La stratégie de l'entreprise vise en effet à passer, à l'horizon 2030, à 60 % d'opérations de réhabilitation en termes de mètres carrés livrés, contre 4 % à ce jour. Autre exemple : « Substituer des matériaux biosourcés à 50 % de matière carbonée d'ici à 2050 », chiffre Rodolphe Deborre.
Aux yeux de certains salariés, les effets concrets de la décarbonation tardent à se faire ressentir
Mais aux yeux de certains salariés, les effets concrets de la décarbonation tardent à se faire sentir. Dès lors, comment prévenir ou accompagner la déception et éviter ainsi que des talents claquent la porte de l'entreprise ? « Les véritables “guerriers du climat” - qui sont de plus en plus nombreux, et pas uniquement chez les jeunes - se donnent pour mission de transformer les entreprises traditionnelles et n'auraient par exemple aucun intérêt à nous quitter pour une société spécialisée dans la construction bois ou paille, dont l'activité est déjà décarbonée », estime Stève Noël, DRH de Rabot Dutilleul Construction. Il signale aussi la part « certes minime, de salariés qui mettent en doute la sincérité de notre démarche en matière de développement durable car le sujet est dans l'air du temps, mais qui sont avant tout démobilisés vis-à-vis de l'entreprise, et pourraient à ce titre avancer une tout autre raison ». La société compte par ailleurs « une poignée de collaborateurs éco-anxieux, que nous détectons dans le cadre des formations, poursuit Stève Noël. Nous leur proposons alors un accompagnement RH personnalisé qui leur permet d'échanger avec un psychologue et d'être mis en contact avec une communauté de personnes qui sont passées par là et ont retrouvé une certaine sérénité. » Pour ceux qui trouvent le temps long en matière de décarbonation, Rabot Dutilleul Construction s'efforce de mieux communiquer sur sa stratégie. « Nous leur rappelons l'existence de ressources en interne - à l'instar de notre cellule de spécialistes du réemploi - et nous les sensibilisons sur le niveau élevé de performance énergétique que permet d'atteindre la rénovation et, même dans le neuf, l'application de la RE 2020, détaille Rodolphe Deborre. C'est ainsi que nous les rattrapons - nous en retenons en tout cas davantage que nous en perdons. » Reste que la construction neuve consomme toujours plus que la rénovation (jusqu'à 80 fois plus pour un immeuble collectif à l'époque de la RT 2012, selon une étude de l'Ademe).
Appel à la créativité des salariés. Bruno Pavie insiste pour sa part sur l'importance « d'être à l'écoute des collaborateurs, en particulier des plus jeunes. Il n'est pas toujours possible d'aller aussi vite que souhaité pour réduire notre empreinte environnementale, mais il s'agit d'impliquer les personnes qui sont force de proposition sur un projet ou sur un sujet sur lequel ils nous ont interrogés. Et de mettre leurs idées en application si elles sont bonnes. » De la même manière, le projet de recherche sur des prémurs à base de béton de lin, lancé fin 2022 chez Rabot Dutilleul Construction et cofinancé par la région Hauts-de-France, est né dans la tête d'un ingénieur du bureau d'études de l'entreprise. Chez Razel Bec aussi, on en appelle à la créativité des salariés. « Nous avons mis en place il y a deux ans, en partenariat avec la start-up Teamstarter, une plate forme collaborative au travers de laquelle les salariés peuvent développer des projets de dimension modeste (de 500 à 4 000 euros) notamment en relation avec la biodiversité et la transition énergétique », évoque Jérôme Pavillard, DRH du groupe. Via un système de crowd-funding interne - chacun Etam ou cadre dispose d'un crédit de 10 euros -, une cinquantaine de projets ont été développés, pour un montant total de 100 000 euros : mise en place de ruches sur les chantiers, dispositif d'économie circulaire concernant du petit matériel de travaux, financement d'espaces verts à l'extérieur de nos bâtiments… Ces projets, modestes au regard des enjeux, suffiront-ils à faire patienter les talents ? « Pas sûr, admet le DRH. Mais la mise à disposition de cet outil motive les jeunes collaborateurs. » Si un salarié au sein des effectifs de Setec estime que la démarche RSE ne va pas assez vite ou pas assez loin, « nous prenons tout d'abord le temps de l'écouter et d'échanger, sans doute davantage qu'il y a encore cinq ou dix ans, pose Biljana Kostic. Ensuite, nous le rendons acteur au travers de défis internes en lien avec la décarbonation pilotés par la direction RSE. » Les intéressés pourront aussi intégrer le réseau des formateurs internes et animer des sessions en lien avec la transition écologique et climatique. « Il s'agit ainsi d'une démarche au long cours que chaque collaborateur doit s'approprier », appuie Biljana Kostic. En somme, les ressources humaines et la RSE sont fortement imbriquées, voire indissociables : elles se nourrissent l'une de l'autre. Au-delà des objectifs RH, « les enjeux liés à la transition environnementale permettent plus globalement à l'entreprise d'engager non seulement le collectif en interne, mais également les sous-traitants, fournisseurs et clients, conclut Anaïs Mathy. Et ainsi de rayonner dans son écosystème. »
« L'impression d'avoir été trompé »
« Un goût amer. » C'est ce que Baptiste C. (1), ingénieur dans le BTP, garde de son stage de fin d'études réalisé l'an dernier dans une société d'ingénierie. Animé par l'ambition de bâtir des édifices écoresponsables au sein d'une entreprise qui partage ses convictions, le jeune homme avait choisi une structure dotée d'un laboratoire R & D dédié à la construction durable. « Il était entendu, lors de l'entretien, que je serais amené à faire de la recherche sur des matériaux biosourcés », glisse le jeune diplômé. Mais pour lui, une fois en poste, la déception est vive. Il comprend que ledit « pôle innovation » est « une sorte de bureau parallèle » laissé aux mains de stagiaires. « De plus, les projets n'étaient pas orientés vers le développement durable : la preuve d'un investissement modéré dans ce domaine », ironise-t-il.
Et les outils de calculs environnementaux développés par l'entreprise sont là aussi confiés à des stagiaires. « Lorsque j'ai tenté de formuler des propositions en faveur de l'environnement, mes idées n'ont pas été prises au sérieux », ajoute l'ingénieur. A cette « impression d'avoir été trompé » s'ajoute le regret « que ce soient les contraintes réglementaires, et non une véritable conviction, qui animent la démarche de cette entreprise ». Quand la société lui offrira de l'embaucher à l'issue de son stage, Baptiste C. passera son chemin. « Il n'est plus question, en 2023, d'approuver ou non la nécessité de mener des actions pour préserver l'avenir de la planète et des générations futures ! »
(1) Les nom et prénom de la personne citée ont été modifiés.
Près de huit entreprises sur dix ne formalisent pas leur démarche RSE
« RSE et marque employeur paraissent de plus en plus étroitement liées », souligne une étude sur la mise en pratique du développement durable au sein des entreprises de la construction, publiée par l'Observatoire des métiers du BTP en décembre 2022. Pour les sociétés interrogées, les bénéfices perçus de la mise en place de pratiques sociales et environnementales sont majoritairement l'amélioration de l'image de la structure (35 % des répondants) et la fidélisation des salariés (30 %), derrière la satisfaction des clients (environ 50 %).
Si la valorisation de la démarche RSE auprès des candidats au recrutement comme des clients est devenue un enjeu de taille, 84 % des entités sondées ne formalisent pas les actions RSE mises en place. A l'inverse, 16 % des répondants « formalisent une démarche structurée et se distinguent par un niveau d'engagement élevé ». « Ce décalage peut notamment s'expliquer par l'absence de moyens dédiés, par exemple de services RH, moins souvent présents dans les petites structures : l'instauration d'une démarche pertinente sur le long terme peut être freinée par le manque de temps et la complexité du sujet », commente Sylvia Marques, membre de l'équipe de l'observatoire.
Les auteurs de l'enquête préconisent de communiquer davantage autour des initiatives RH des entreprises, à l'instar de l'intégration, dans les formations, des thématiques du développement durable (rénovation thermique, économie circulaire, préservation de la biodiversité…). Il serait aussi opportun, selon l'étude, de « renforcer le dialogue entre les entreprises et les nouvelles générations sur les attentes respectives et l'évolution des métiers ».
« Ne pas tenir ses engagements a un effet repoussoir », Entretien avec Raby N'Diaye, présidente de la 43e édition du forum de l'ESTP.
Pourquoi avoir choisi le thème de la RSE pour l'édition 2022 du forum de l'ESTP en décembre dernier ?
Il s'agissait de faire un pont entre les employeurs et les élèves, pour qui cette notion peut encore apparaître abstraite.
Nous avons ainsi organisé un cycle de conférences où les entreprises ont pu expliquer ce qu'elles entendent par « RSE » et comment elles agissent dans ce domaine.
J'ignore si, cinq ans après avoir commencé mes études dans le BTP, j'ai le recul suffisant pour juger si le secteur progresse assez vite en matière d'environnement. Les changements peuvent en effet prendre du temps à se mettre en place en raison des nouveaux process à intégrer dans les entreprises, des nombreux intervenants impliqués, mais aussi de la nécessité de limiter les risques au maximum, notamment financiers. La place du développement durable me semble en tout cas avoir pris de l'importance dans la manière dont les employeurs se présentent à nous.
Quelle place occupe l'environnement dans le choix d'une entreprise ?
Un jeune diplômé souhaite avant tout exercer un travail qui lui permette de s'épanouir et où il se sente à l'aise.
Mais alors que le réchauffement climatique est aujourd'hui tangible, les efforts de l'entreprise pour réduire son empreinte environnementale représentent un critère décisif. L'importance que les jeunes accordent à la sincérité et à la transparence de l'entité dans ses promesses en matière de formation ou d'évolution professionnelle vaut aussi pour la démarche RSE. Apprendre que l'employeur ne tient pas ses engagements peut ainsi avoir un effet repoussoir pour les candidats.
Quelles sont les attentes des jeunes une fois en poste ?
Il importe d'abord que les entreprises soient éveillées en matière d'innovations dans le domaine du développement durable et qu'elles en informent les salariés. Elles se doivent de former leurs talents, afin que cette dimension soit intégrée de la conception à la réalisation du projet. Ce qui compte, en matière de fidélisation, est la façon dont l'entreprise va accompagner un salarié et le pousser à se développer, en prenant notamment en considération ses ambitions liées à l'environnement : les jeunes ont besoin qu'on les laisse exprimer leurs idées. Il ne s'agit pas forcément de tout accepter, mais fermer la porte au dialogue représentera à coup sûr pour l'intéressé, ainsi freiné dans son élan, une source de frustration.
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