Jurisprudence

Responsabilité des constructeurs : le Conseil d'Etat redéfinit le champ d'application de l'assurance obligatoire

L'exclusion des éléments d'équipement à vocation uniquement professionnelle est écartée en marchés publics de travaux, vient de décider le juge administratif.

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Marchés publics

Le Conseil d'Etat a rendu en juin un arrêt de principe aux termes duquel « les dispositions de l'article 1792-7 du Code civil ne sont pas applicables à la garantie décennale à laquelle sont tenus les constructeurs au titre de marchés publics de travaux » (CE, 7e -2e chambres réunies, 5 juin 2023, n° 461341, mentionné dans les tables du Recueil).

Disposition introduite en 2005. Pour mémoire, on rappellera que cet article avait été créé par l'ordonnance du 8 juin 2005 portant modification de diverses dispositions relatives à l'obligation d'assurance dans le domaine de la construction. L'objectif était de mettre fin à une jurisprudence de la première chambre civile de la Cour de cassation, interprétée comme intégrant, dans les éléments d'équipement de l'ouvrage, ceux à vocation exclusivement professionnelle. Ce qui conduisait à étendre à ces éléments, par ricochet, le champ d'application des garanties d'assurance obligatoire au titre des désordres engageant la responsabilité civile (RC) décennale des constructeurs.

L'article 1792-7 du Code civil est donc venu prévoir, depuis 2005, que « ne sont pas considérés comme des éléments d'équipement d'un ouvrage au sens des articles 1792, 1792-2, 1792-3 et 1792-4 les éléments d'équipement, y compris leurs accessoires, dont la fonction exclusive est de permettre l'exercice d'une activité professionnelle dans l'ouvrage ».

Une solution contentieuse radicale

Dans l'espèce examinée en cassation par le Conseil d'Etat, le problème de droit résidait dans la question de savoir si le maître d'ouvrage était prescrit dans son action en réparation des désordres affectant les travaux réalisés sur un ouvrage existant. Il s'agissait du remplacement d'une centrale à eau glacée et d'une centrale de traitement d'air, ainsi que de la refonte de la ventilation d'un atelier de reprographie appartenant à un établissement public administratif placé sous la tutelle du ministère des Armées.

Il était soutenu que le maître d'ouvrage public était prescrit dans son action en réparation des désordres post-réception, par le jeu de la prescription quinquennale de droit commun, dans la mesure où les dommages affectaient un élément d'équipement exclu du domaine d'application de la RC décennale par application de l'article 1792-7 du Code civil.

La cour administrative d'appel de Nantes avait rejeté cette argumentation en considérant que les conditions d'application de l'article 1792-7 n'étaient pas réunies, en ce sens qu'il ne s'agissait pas d'un élément d'équipement à vocation exclusivement professionnelle et que donc, c'était bien la forclusion décennale qui se trouvait de fait applicable.

Ecarter l'application de l'article 1792-7. Au Conseil d'Etat, Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public, peu convaincu par la motivation retenue par la juridiction d'appel quant au caractère non exclusivement professionnel de l'équipement en question, considéra dans ses conclusions qu'il serait souhaitable d'écarter purement et simplement l'application de cet article. Il évoqua à cette occasion la pratique de la Cour de cassation dont les arrêts jusqu'à ce jour conduisent le plus souvent à déclarer cet article non applicable, par le recours à la théorie de « l'ouvrage- équipement » : l'installation d'éléments d'équipement sur un existant, hormis le cas de la simple adjonction, constitue en réalité des travaux de construction d'un ouvrage et de ce fait, l'article 1792-7 qui ne vise que les « éléments d'équipement dissociables ou non » n'est pas applicable.

Au regard de cette réalité matérialisée par trois arrêts (1), l'on peut en effet imaginer que c'est bien cette solution qui aurait été retenue dans cette affaire par la Cour de cassation si elle était compétente : le remplacement d'une centrale à eau glacée et d'une centrale de traitement d'air, ainsi que la refonte de la ventilation d'un atelier de reprographie constituent la construction d'un ouvrage en tant que tel.

Le rapporteur public préféra cependant proposer une solution plus radicale et fut suivi par le Conseil d'Etat qui rejeta le pourvoi. Les Sages substituèrent à la motivation retenue par la cour de Nantes la motivation beaucoup plus lapidaire proposée par Marc Pichon de Vendeuil : l'article 1792-7 du Code civil ne s'applique pas en marché public, et les désordres affectant les éléments d'équipement en question étaient de facto éligibles à la prescription décennale. Cette motivation appelle plusieurs observations.

Pas d'application littérale des articles du Code civil

A titre liminaire, on observera que cette décision s'inscrit dans une pratique très ancienne du Conseil d'Etat de prise de distance avec les textes, déclinée dans le domaine de la construction. Depuis le célèbre arrêt « Trannoy » (CE, Ass., 2 février 1973, n° 82706, publié au Recueil), le juge administratif se considère en effet autorisé à n'appliquer que les « principes dont s'inspirent les articles 1792 et 2270 du Code civil ». Depuis la loi « Spinetta » du 4 janvier 1978 relative à la responsabilité et à l'assurance dans le domaine de la construction, la formule fut reprise sous une forme voisine, faisant référence aux « principes régissant la garantie décennale des constructeurs » (CE, 7e -2e SSR, 15 avril 2015, n° 376229, publié au Recueil).

Il en résulte que lorsque le juge administratif est amené à statuer sur un litige relatif à la responsabilité des constructeurs, il s'appuie sur les articles 1792 et 2270 (devenu 1792-4-3) du Code civil portant sur la responsabilité décennale, mais sans les appliquer de façon littérale.

Un fondement discutable

Première observation : sur la base d'un raisonnement à notre sens discutable, l'arrêt se contente d'affirmer un principe selon lequel l'article 1792-7 du Code civil ne s'applique pas aux marchés publics. Il nous faut lire les conclusions pour trouver le fondement de la décision.

Dans un premier temps, le rapporteur public indique que la Cour de cassation comme le Conseil d'Etat avaient à l'origine statué « contra legem » en estimant qu'un désordre affectant un élément d'équipement dissociable pouvait justifier la mise en jeu de la RC décennale s'il en résultait une conséquence sur la destination de l'ouvrage, alors même que cela résulte du texte pris à la lettre. L'article 1792 du Code civil prend en effet en compte l'impropriété à la destination dès lors que le désordre affecte « un élément d'équipement de l'ouvrage » sans aucune restriction quant à son caractère dissociable ou non.

Dans un second temps, les conclusions mentionnent que la jurisprudence dominante de la Cour de cassation consiste à écarter l'application de cet article selon que les travaux de pose de l'élément sur un existant peuvent ou non être considérés comme la réalisation d'un ouvrage, mais que parfois, comme en 2019, la Cour ne reconnaîtrait pas la pose de l'élément comme la construction d'un ouvrage, ce qui générerait de l'insécurité juridique.

En réalité, il oppose ici aux trois arrêts précités un arrêt de rejet inédit (Cass. 3e civ., 19 septembre 2019, n° 18-21361).

Etaient en cause des désordres affectant les parois réfrigérantes d'un ouvrage neuf pour lesquels l'arrêt refusa la qualification d'ouvrage, à juste titre selon nous, parce qu'en effet, il s'agissait bel un bien de l'élément d'équipement d'un ouvrage neuf et non d'un ouvrage dans l'ouvrage…

Selon le Conseil d'Etat, les désordres affectant les éléments d'équipement en question étaient de facto éligibles à la prescription décennale.

Les contours de l'obligation d'assurance en marchés publics. Enfin, dans un troisième temps, le rapporteur public reconnaît que l'ordonnance du 8 juin 2005 qui a créé l'article 1792-7 avait en effet pour objet de limiter le champ d'application de l'assurance construction obligatoire par le biais d'une limitation apporté au champ d'application de la responsabilité décennale elle-même, tout en écrivant que précisément l'obligation d'assurance ne s'appliquant pas en marché public, cet article n'avait pas de raison d'être appliqué dans ce cadre…

C'était oublier que si, en effet, les personnes publiques sont dispensées de l'obligation de souscrire une police dommages ouvrage (DO), lorsqu'elles font construire pour elle-même « hors logement » (art. L. 242-1 al. 2 du Code des assurances), il n'en va évidemment pas de même pour le titulaire du marché public.

Ce dernier passe en effet un contrat de louage avec le maître d'ouvrage public, ce qui fait de lui un « constructeur » (art. 1792-1 C. civ.). Il est donc de ce fait, assujetti à la RC décennale (art. 1792 C. civ. ) et donc enfin assujetti à l'assurance construction obligatoire (art. L. 241-1 C. ass.) comme tout débiteur de la RC décennale.

Un bouleversement de l'équilibre recherché par le législateur

Seconde observation : cet arrêt bouleverse un équilibre clairement voulu par le législateur quant au domaine d'application de l'assurance construction obligatoire.

Conséquences sur la DO… Tout d'abord, dans le cadre de la souscription d'une police DO par une personne publique, il ne pourra plus être question d'exclure de l'assiette de prime les éléments d'équipement que l'assureur jugerait comme ayant exclusivement pour objet l'exercice d'une activité professionnelle. En ce cas néanmoins, les recours pourront toujours s'exercer directement contre les assureurs devant les tribunaux judiciaires, lesquels devront statuer en prenant en compte les conditions d'établissement de la RC décennale de leur assuré devant les tribunaux administratifs sans application de l'article 1792-7 du Code civil.

… et sur le champ d'application de l'obligation d'assurance.

Ensuite, considérer que l'article 1792-7 ne sera pas applicable pour l'établissement de la RC décennale du titulaire d'un marché public aura nécessairement une incidence importante sur le champ d'application de l'obligation d'assurance. Lorsque les juridictions administratives auront statué comme en l'espèce sur la RC décennale du titulaire d'un marché public, en écartant l'article 1792-7, le juge judiciaire ne pourra statuer que sur la base des seules dispositions applicables à l'assurance construction obligatoire, car il n'a pas compétence pour revenir sur la responsabilité en marché public.

Il ne pourra statuer que sur l'application du contrat d'assurance. De ce fait, sauf à démontrer qu'il s'agirait de couvrir la RC décennale d'un assuré qui serait intervenu pour la réalisation d'un ouvrage exclu de l'obligation d'assurance, ce qui permettrait alors d'exclure l'application des garanties d'assurance obligatoires (art. L. 243-1-1 C. ass.), il devra appliquer à la police couvrant la RC décennale ainsi établie par les juridictions administratives les dispositions sur l'assurance construction obligatoire et donc les clauses-types.

Pour prendre un exemple très concret : imaginons le cas de dommages affectant le réseau de distribution d'oxygène réalisé dans le cadre de la construction d'un hôpital public neuf. Une entreprise ne pourra plus invoquer l'article 1792-7 du Code civil devant les juridictions administratives pour prétendre exclure la mise en jeu de la RC décennale. Par ricochet, son assureur ne pourra prétendre exclure l'application des garanties obligatoires en matière d'assurance devant les tribunaux judiciaires, puisque la responsabilité décennale de son assuré aura été établie. La question néanmoins pourrait se poser pour d'autres équipements à caractère exclusivement professionnels dont l'installation ferait partie du marché public de construction.

Le point pourra en revanche continuer d'être discuté devant la Cour de cassation pour la même installation dans une clinique privée.

Chacun connaît cette citation célèbre de Blaise Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Elle pourrait aujourd'hui aisément être transposée à Paris de chaque côté des rives de la Seine entre le Quai de l'Horloge et la Place du Palais-Royal.

Ce qu'il faut retenir

• Le Conseil d'Etat a jugé en juin que les dispositions de l'article 1792-7 du Code civil, qui excluent les désordres relatifs aux éléments d'équipement à vocation purement professionnelle du champ de la garantie décennale, ne sont pas applicables dans le cadre de marchés publics de travaux.

• Pour préconiser cette solution, le rapporteur public a argué de ce que cette exclusion créée par l'article 1792-7 avait pour but de limiter par ricochet le champ d'application de l'assurance obligatoire. Et que, l'obligation d'assurance ne s'appliquant pas aux personnes publiques, cet article n'avait pas lieu de jouer dans le cadre des marchés publics.

• C'est oublier que le titulaire du marché public est bien, lui, assujetti à l'obligation d'assurance décennale. Ce faisant, la solution bouleverse l'équilibre voulu par le législateur quant au domaine d'application de l'assurance construction obligatoire.

(1) Cass. 3e civ., 19 janvier 2017, n° 15-25283, publié au Bulletin ; Cass. 3e civ., 21 septembre 2022, n° 21-20433, publié au Bulletin ; Cass. 3e civ., 8 juin 2023, n° 21-25960.

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