L’Atelier Perraudin a obtenu le Grand Prix national de l’architecture 2024, pour lequel il avait été nommé à quatre reprises. Comment avez-vous accueilli cette distinction ?
Gilles Perraudin : Avec plaisir ! Mais il faut être persévérant. Il y avait de très belles équipes en lice cette année. Il faut croire que le jury a considéré que nous étions les meilleurs ! Je pense que notre travail a été récompensé pour l’attention portée au développement durable, aux matériaux, à l’écologie, au savoir-bâtir. Et aussi pour notre engagement en faveur d’un futur heureux de l’architecture, un thème rarement abordé, mais qui m’est cher. L’architecture doit apporter du bonheur à ceux qui vivront dans nos bâtiments.
La cérémonie de remise du prix, le 4 février dernier, a donné l’occasion à la ministre de la Culture de relancer la stratégie nationale pour l’architecture (SNA). Que pensez-vous de ses annonces ?
G.P. : J’ai rencontré beaucoup de lauréats antérieurs à l’occasion de la cérémonie et il est dommage qu’ils n’aient pas été consultés pour cette SNA… Depuis ma campagne, je suis un peu éloigné de ces questions ministérielles. On fait notre travail. J’ai simplement tenu à dire en quelques mots comment je voyais les choses. Il nous avait été demandé de nous exprimer brièvement. Cinq minutes…
Jean-Manuel Perraudin : Dans les annonces de la ministre, il a été question de lutter contre les déserts architecturaux. Il y a pourtant de très bons architectes partout en France, y compris dans la ruralité. J’ai été étonné que le ministère de la Culture célèbre l’excellence de l’architecture française et, dans le même temps, invite les stars internationales sur les derniers concours, même les plus petits. Nous avions répondu à la consultation pour le portail de la cathédrale d’Angers, remportée par Kengo Kuma avec un projet en béton préfabriqué. Ce projet aurait pu être une démonstration extraordinaire du savoir-faire français sur la construction en pierre… L’ambassade du Royaume-Uni à Paris a récemment fait la promotion de ses agences, souvent de grosses structures. Pour ma part, je n’ai jamais été invité à une seule consultation outre-Manche.
A ce sujet, que pourrait faire le ministère de la Culture ?
G. P. : La tutelle pourrait aider les architectes à s’exporter. Nous ne bénéficions d’aucun soutien. Nous ne sommes jamais consultés sur les bâtiments publics. La SNA est une liste de bonnes intentions. Pour revenir aux déserts architecturaux, la France est couverte de maisons et de châteaux magnifiques, et on va aller dire aux maires comment penser la bonne architecture ? C’est contre-productif, ça risque de provoquer une réaction à des diktats venus d’en haut… La SNA propose aussi d’augmenter le nombre d’étudiants. C’est les envoyer au casse-pipe ! Il faut surtout leur donner du travail. La moitié de la profession est au SMIC horaire. Les agences fonctionnent avec des bouts de ficelle. Les conditions d’exercice se sont terriblement dégradées. Il y a de moins en moins de commandes publiques, c’est le privé qui a en charge la majorité de ce qui se construit. L’architecte est livré pieds et poings liés aux intérêts économiques. Son intervention est ramenée à une simple expression spectaculaire… Lors des concours de maîtrise d’œuvre, les critères de sélection ne sont plus des critères de qualité architecturale, mais des critères financiers.
J’ai le sentiment que l’architecture est morte en 1977, l’année de la loi. Si l’on a besoin d’une loi pour défendre quelque chose, c’est que cette chose est menacée.
— Gilles Perraudin
Gilles Perraudin, vous avez été diplômé en 1977, année de publication de la loi sur l’architecture. Vous souvenez-vous de ce texte, encore largement évoqué par la profession de nos jours ? Faut-il y inscrire la réhabilitation ?
G. P. : J’ai le sentiment que l’architecture est morte cette année-là : si l’on a besoin d’une loi pour défendre quelque chose, c’est que cette chose est menacée. L’architecture n’est plus un élément du débat public. La loi n’a fait qu’entériner la situation, car elle ne définit pas l’apport original de l’architecte. Pour ce qui est de la réhabilitation, nous avons été récemment lauréats du concours pour la rénovation thermique de l’école d’architecture de Lyon, labellisée en 2020 « Architecture contemporaine remarquable », et que nous avions construite en 1987. L’école s’est bagarrée pour que des architectes interviennent, car ils ne sont pas consultés pour ce type de travaux sur des bâtiments publics.
J.-M. P. : Oui, il y a sans doute intérêt à inscrire la réhabilitation dans la loi de 1977. En l’espèce, l’ABF a été consulté pour valider la cohérence de notre proposition avec la pensée du concepteur initial… C’est-à-dire nous ! A noter : c’était un concours en conception-réalisation, avec l’entreprise mandataire de l’équipe. Un message pour le moins troublant pour des étudiants en architecture....
Vous aimez travailler en famille, d’abord avec Françoise-Hélène Jourda (1955-2015), votre épouse, puis avec Jean-Manuel, l’un de vos fils…
G. P. : Oui, et ça se passe plutôt bien. L’atelier est récent, créé en 2017 avec Jean-Manuel, dans l’idée aussi d’assurer la transmission de mon travail. Avec Françoise-Hélène Jourda, la mère de Jean-Manuel, nous avons réalisé en 1993 l’académie de Herne-Sodingen, en Allemagne. J’ai alors ressenti une dérive technophile. Puis, en 1997, j’ai construit le chai viticole de Vauvert (Gard), en pierre. J’avais travaillé avec la terre, au Sahara, lorsque j’étais étudiant. J’avais réfléchi à l’utilisation des matériaux naturels. La construction de ce chai a été le déclencheur d’une démarche plus engagée.

Alors, précisément, comment la pierre a-t-elle fait irruption dans votre pratique ?
G. P. : Ça a été une évolution naturelle. J’avais construit en terre, en pisé, et la pierre est arrivée avec l’occasion de bâtir ce chai qui abrite aujourd’hui mon agence. Il y a plus de trente ans, mes enfants se baignaient près du pont du Gard. J’ai remarqué un mur de pierres empilées à la va-vite par une casse automobile pour dissimuler ses épaves. De la pierre de Vers-Pont-du-Gard. Je suis allé voir la carrière. C’était ce dont j’avais besoin pour ce projet et pour le vin : forte inertie, qualité sanitaire, régulation de l’hygrométrie, etc. Sa construction m’a enchanté. Le bâtiment est démontable, ce qui est bien mieux que recyclable. Recycler, c’est dépenser de l’énergie pour refaire un matériau de construction, alors qu’ici, il suffit de démonter. La pierre ne perd jamais ses qualités. On l’a vu au fil des siècles. Le matériau est fabuleux ! C’est ce qui m’a amené à créer l’Académie de la pierre, avec des workshops où l’on retrouve et rassemble des connaissances, des savoir-faire, etc. De plus en plus de jeunes architectes s’y intéressent.
La pierre structurelle massive suscite toujours de la défiance. Pourquoi ?
G. P. : Le contexte ne nous aide pas. Les ingénieurs ne connaissent absolument pas le matériau. Les thèses sont financées par les majors du bâtiment et de la cimenterie. On se bagarre sans cesse, alors je m’appuie sur ma formation d’ingénieur et d’architecte. Nous dessinons tous les détails, de structure, de calepinage, etc. De manière à maîtriser tout le processus constructif et à nous réapproprier le beau mot de maître d’œuvre. Il faut retrouver le sens profond du travail de l’architecte qui est la maîtrise totale du bâtiment, de sa constructibilité, de sa matérialité, de son harmonie.
J.-M. P. : Trente ans après la construction à Vauvert, les maîtres d’ouvrage veulent de la pierre en façade, là où elle se voit, du décoratif… Même si l’on démontre que l’on sait faire de la pierre massive structurelle dans le budget imparti, l’appât du gain est plus fort. Cela nous est arrivé sur une récente opération de logements. Le rapport de force nous a conduits à renoncer au projet, c’est une question d’éthique.
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Nos écoles forment à l’Architecture, pas à devenir architecte. C’est comme si vous faisiez une école d’histoire de l’art et qu’à la sortie on vous demande d’être peintre.
— Jean-Manuel Perraudin
L’architecte Henri Bresler a dit : « En Suisse, on dessine une construction ; en France, on construit un dessin. » Comment l’entendez-vous ?
J.-M. P. : En Suisse, on vous donne les conditions de pouvoir dessiner ce que vous allez construire car ce sont les architectes qui ont la mission exécution. En France, ça n’est pas pareil.
G. P. : Là-bas, la formation des architectes est plus solide et plus approfondie qu’ici, où il n’existe pas réellement d’enseignement de la construction dans les écoles d’architecture.
J.-M. P. : Nos établissements forment à l’Architecture dans son sens le plus global, que ce soit la sociologie, la philosophie, et ainsi de suite. Mais pas à devenir architecte. C’est comme si vous faisiez une école d’histoire de l’art et qu’à la sortie on vous demande d’être peintre. Etre architecte est un métier, et un métier, ça s’éprouve.
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Gilles Perraudin, vous appuyez sur la dimension tactile de l’architecture. Pour quelle raison ?
G. P. : J’ai toujours été surpris que les gens, quand ils approchent d’un bâtiment en pierre, touchent la matière. Ils se rendent alors compte que nous sommes faits du même calcaire, dans notre squelette comme dans celui de tous les micro-organismes qui se voient à la surface des blocs maçonnés. Cette harmonie participe à l’habitabilité d’un lieu.
De quels architectes vous sentez-vous les plus proches intellectuellement, et pourquoi ?
J.-M. P. : Mes parents, évidemment ! Mais je suis aussi très impressionné et ému par le travail et la vie de l’américain Frank Lloyd Wright (1867-1959), un génie du dessin et de la composition, avec une histoire bouleversante faite de déboires et de drames.
G. P. : J’aurai tendance à citer l’égyptien Hassan Fathy (1900-1989), parce qu’il a incarné une pensée et un courage qui apportent encore des réponses à nos questionnements contemporains, en essayant de construire avec des matériaux naturels, sans utiliser de machineries énergivores. Nous nous inspirons de sa redécouverte des voûtes nubiennes, en briques de terre crue, pour réaliser actuellement un centre culturel au Sénégal, au bout milieu du désert du Sahel. Nous nous appuyons pour cela sur la longue expérience de l’association « La Voûte Nubienne ».
Avec ce que l’on sait de l’état de la planète et de l’environnement, a-t-on encore le droit – légitime, moral, esthétique, technique – de construire en acier et en béton ?
J.-M. P. : Aujourd’hui, vous n’avez plus un seul chai qui ne soit pas construit en pierre ou en terre. En revanche, les crèches continuent d’être réalisées en béton. Moi, ça me pose de vraies questions. Pourquoi cela ne dérange-t-il personne d’élever des enfants dans un lieu contenant des matériaux toxiques tels que le PVC, le plastique, alors qu’on élève du vin dans un environnement ultra-sain ? La réalité, malheureusement, est qu’on accorde aujourd’hui plus d’importance et de valeur au contenu d’une bouteille qu’à un être en bas âge. Un architecte doit penser à l’autre au lieu d’écouter son ego.
G. P. : Il n’est effectivement plus légitime de construire en béton. Après, il faut réussir à passer du « non, on n’a plus le droit » à « oui, je fais différemment ». Si les architectes concevaient tous leurs bâtiments en pierre ou en terre, on répondrait tout aussi bien à l’ensemble des besoins actuels. Mais dans un contexte de climatoscepticisme, ce discours n’est pas toujours entendu. C’est là où les pouvoirs publics, dont notre ministère de tutelle, devraient agir en interdisant l’utilisation de matériaux destructeurs pour la planète, notamment dans les équipements publics. Nous y sommes prêts !