Dernière phase de la séquence « éviter, réduire, compenser » (ERC), la compensation aux atteintes à la biodiversité est mise en œuvre par les maîtres d'ouvrage sur des projets d'infrastructure ou de superstructure. Son cadre légal a été profondément remanié par la loi dite Biodiversité du 8 août 2016 ( - C. env.). Ce mécanisme est source d'un contentieux abondant, et il n'est pas rare que des projets soient remis en cause sur son fondement.
Equivalence écologique. La compensation poursuit un principe d'équivalence écologique entre la biodiversité perdue en raison du projet et la biodiversité restaurée. Cependant, l'ingénierie écologique censée la garantir est limitée par les connaissances scientifiques et les techniques disponibles, temporisant de facto la réalisation de l'objectif légal. De plus, cette notion ne prend pas en considération la perte grise de biodiversité, à savoir le cumul des impacts sur les écosystèmes et l'ensemble du cycle de vie d'un matériau ou d'un produit (production, extraction, transformation, fabrication, transport, mise en œuvre, utilisation, entretien et recyclage) [1].
En inscrivant l'objectif de zéro perte nette, voire de gain de biodiversité dans le Code de l'environnement, le législateur a fait d'un slogan une règle de droit avec laquelle les acteurs doivent composer. La maîtrise foncière des terrains de compensation comme leur localisation se révèlent sources de difficultés. Pour finir, le recours par les services de l'Etat à des ratios surfaciques de compensation peut s'avérer arbitraire selon les projets et les territoires, au détriment de l'égalité de traitement. Il crée en outre l'illusion de mesures compensatoires sans garantir une bonne prise en considération des enjeux.
Le défi de l'empilement de législations
Cumul des régimes compensatoires et mutualisation. Il n'est pas rare que, pour un même projet, le pétitionnaire soit soumis à l'obligation de réaliser des mesures compensatoires au titre de législations distinctes. En effet, les projets soumis à évaluation environnementale doivent prévoir les mesures pour « éviter les incidences négatives notables, réduire celles qui ne peuvent être évitées et compenser celles qui ne peuvent être évitées ni réduites » (art. L. 122-1-1, I, alinéa 2 du C. env. ). Les éventuelles mesures de compensation proposées pour un site Natura 2000 doivent permettre de « maintenir la cohérence globale du réseau Natura 2000 » (art. L. 414-4, VII). Elles sont distinctes de celles adoptées en cas d'atteinte à la « continuité écologique » des trames verte et bleue (art. L. 371-2 et L. 371-3) ou aux milieux aquatiques et humides, protégés par les schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (Sdage) [art. L. 212-1 et s.].
Le pétitionnaire confronté à un tel cumul de réglementations peut proposer de mutualiser les mesures pour compenser différentes fonctionnalités (art. L. 163 1, II, alinéa 4). Ainsi, dans le cadre de la construction de la ligne grande vitesse Tours-Bordeaux, le mécanisme de la mutualisation a permis de réduire la dette compensatoire, évaluée initialement à 25 000 ha pour les espèces protégées et 600 ha au titre de la loi sur l'eau, à « seulement » 3 500 ha (2).
Néanmoins, une telle mutualisation n'est rendue possible que par une réflexion fine en matière de milieux et de fonctionnement des écosystèmes, permettant de considérer qu'une même surface peut accueillir plusieurs types de mesures compensatoires répondant elles-mêmes à des objectifs et des dispositifs parfois distincts. Autrement dit, pour être menée à bien, cette mutualisation nécessite le recours à des études, une méthodologie ainsi que l'accompagnement et l'information des services instructeurs. En l'absence d'un cadre juridique clair et d'un appui de l'administration, l'opportunité et les modalités de mutualisation des mesures compensatoires demeurent encore aléatoires.
Le cas spécifique des espèces protégées. L'articulation entre le cadre général de la compensation environnementale et le cadre spécial de la dérogation espèces protégées soulève des questions particulières. En effet, les dérogations à l'interdiction de détruire des espèces protégées (faune, flore, habitats) ne peuvent être accordées que si le projet réunit trois conditions cumulatives : des raisons impératives d'intérêt public majeur ; l'absence d'alternative satisfaisante ; et l'absence d'atteinte à l'état de conservation favorable des espèces (art. L. 411-2, I, 4° du C. env.). Autrement dit, une destruction de biodiversité qui ne remettrait pas en cause l'état d'une espèce protégée peut être légalement acceptable.
A l'inverse, le cadre général de la compensation environnementale fixe un objectif de zéro perte nette de biodiversité, voire de gain de biodiversité. Sa rédaction inspire une obligation de résultat, visant à maintenir le même niveau de biodiversité ou même davantage, selon une logique de surcompensation. La conciliation de ces deux règles engendre une confusion tant auprès des services instructeurs que de la jurisprudence.
S'agissant des premiers, on note des pratiques divergentes. Ainsi, la Dreal Auvergne-Rhône-Alpes associe intrinsèquement les deux législations en estimant que l'impact résiduel significatif sur une espèce protégée doit faire l'objet de mesures compensatoires répondant à l'objectif de zéro perte nette (3). La Dreal Occitanie a, elle, publié une étude contraire concernant la dérogation espèces protégées (4). En doctrine, certains auteurs lient également l'objectif d'absence de perte nette aussi bien à la biodiversité ordinaire qu'à celle résultant des milieux naturels rares et des espèces protégées (5).
La jurisprudence distingue laborieusement l'objectif de zéro perte nette et la législation espèces protégées
Quant à la jurisprudence, elle distingue laborieusement à travers quelques décisions l'objectif de zéro perte nette et la législation espèces protégées. Dans un arrêt « Associations One Voice et France Nature Environnement » d'avril 2019, le Conseil d'Etat confirme, avec un mutisme remarquable, la légalité d'un arrêté autorisant la destruction de 40 loups (espèces protégées), après avoir analysé uniquement le maintien de l'état de conservation favorable de l'espèce (), ce qui semble écarter le zéro perte nette. De même, en septembre 2018, le tribunal administratif de Strasbourg concluait à la légalité de l'arrêté portant autorisation de destruction d'espèces protégées pour le projet de construction de l'autoroute de contournement ouest de Strasbourg, sans vérifier si les mesures ERC prévues permettaient de tendre vers l'objectif d'absence de perte nette de biodiversité, comme l'y invitait pourtant l'association requérante Alsace Nature ().
A ces rares jurisprudences est venue s'ajouter une décision perturbatrice et discutable du tribunal administratif de Montreuil, rendue à propos du projet du Grand Paris Express. Elle juge qu'« aucune étude empirique ni aucune projection scientifique ne permet d'évaluer les gains de biodiversité pouvant être attendus sur les sites de compensation retenus et, partant, d'apprécier si le projet, dans sa globalité, tend vers l'objectif de l'absence de perte nette de biodiversité prévu par l'article L. 411-2 » du Code de l'environnement (). En affirmant que l'objectif d'absence de perte nette de biodiversité se déduit des articles du code relatifs aux espèces protégées, cette décision fait figure de pionnière. Néanmoins, ce jugement a récemment été annulé pour incompétence (), et l'affaire sera rejugée devant la cour administrative d'appel de Paris, ce qui sera probablement l'occasion de revenir sur cette articulation a priori inappropriée entre les textes.

Le défi de l'assiette des mesures compensatoires
Le critère de la proximité géographique. Le cadre général des mesures de compensation prévoit que celles-ci doivent être mises en œuvre « en priorité sur le site endommagé ou, en tout état de cause, à proximité de celui-ci » (art. L. 163-1, II, alinéa 4 du C. env.). En l'absence de contradiction avec la législation spéciale relative aux espèces protégées, il a vocation à s'appliquer à cette matière.
Néanmoins, il n'est pas toujours possible de concilier les exigences d'équivalence écologique et de proximité géographique. Le maître d'ouvrage doit alors prouver qu'il a étudié toutes les possibilités avant de délocaliser l'assiette des mesures compensatoires, sous peine de voir son projet rejeté ou annulé. Ce critère fait en effet l'objet d'un véritable contrôle juridictionnel. A titre d'exemple, le projet, depuis lors abandonné, de Center Parcs de Roybon (Isère) a connu un premier coup d'arrêt à la suite de l'annulation par le juge administratif de l'arrêté autorisant la destruction de zones humides en raison de la localisation des mesures compensatoires hors du bassin versant sans justification sérieuse (, confirmé par ).
Face à ce risque juridique, les porteurs de projet se trouvent une nouvelle fois confrontés à un droit avare de définitions : la « proximité » géographique, non définie, est laissée à l'appréciation de chacun, ce qui accroît le risque contentieux. En pratique, la proximité ne garantit d'ailleurs pas nécessairement le gain de biodiversité. Outre ces considérations, la pression foncière et l'étalement urbain peuvent freiner les ambitions des porteurs de projet, qui peinent alors à trouver des terrains de compensation à proximité du lieu impacté. Des intérêts contraires se rencontrent souvent dans la pratique.
La maîtrise du foncier. Une étape complexe supplémentaire pour les porteurs de projet est celle de la maîtrise du foncier objet des mesures compensatoires. C'est l'un des enjeux de la pérennité de la compensation environnementale. Le porteur de projet n'est pas dans l'obligation d'acquérir les terrains car d'autres options existent, comme le recours à la compensation par l'offre via l'achat d'unités de compensation auprès d'une banque de compensation, ou encore au contrat de bail (emphytéotique, rural, ou environnemental).
Jusqu'à récemment, un véritable flou existait sur le point de départ de l'exigibilité de la maîtrise foncière par le maître d'ouvrage. Une décision du Conseil d'Etat de mars 2020 est cependant venue préciser que l'on ne peut exiger la maîtrise foncière au stade de l'étude d'impact (). Cet arrêt doit être salué puisque, à ce stade amont de la procédure, rien ne garantit que le projet sera in fine autorisé : obliger le maître d'ouvrage à maîtriser le foncier objet des mesures compensatoires dès cette étape reviendrait à anticiper de manière déraisonnable ses obligations.
Néanmoins, des inconvénients persistent avec le recours à la compensation par l'offre. On peut noter, d'une part, un risque de spéculation sur le foncier disponible par les opérateurs de compensation. D'autre part, un risque juridique cette fois, qui pèse sur le maître d'ouvrage dans l'hypothèse du retrait d'agrément de la banque de compensation auprès de laquelle il a contracté. Pour rappel, le simple achat d'unités de compensation ne le libère pas de ses obligations : le porteur de projet demeure tenu à une obligation de suivi des opérations menées et, en cas de défaillance, il est responsable. Pour cette raison, l'administration est tenue de l'informer de la mise en œuvre de la procédure de modification ou de retrait d'agrément (). En réaction, il revient au maître d'ouvrage de s'acquitter de nouvelles mesures compensatoires de remplacement, qui doivent remplir les mêmes conditions (équivalence écologique, proximité…). En cas d'échec, il s'expose à des sanctions administratives. Le processus demeure donc fragile. Dans ce cadre, l'obligation de souscrire une assurance couvrant les cas de défaillance pourrait être opportune pour protéger les maîtres d'ouvrage.
Le défi du ratio surfacique des mesures compensatoires
Des modalités de mise en œuvre variables selon les territoires. Alors que la mise en œuvre des mesures compensatoires implique de définir dans le détail le site de compensation, notamment sa taille, le Code de l'environnement se réfère simplement à « l'équivalence écologique » comme critère d'appréciation. Les lignes directrices nationales sur la séquence ERC n'apportent pas non plus de réelles indications : le ratio doit rechercher la proportionnalité de la compensation par rapport à l'intensité des impacts et intégrer les conditions de fonctionnement des espaces. Doivent également être pris en considération l'incertitude de l'efficacité des mesures et le décalage temporel ou spatial entre les impacts du projet et leurs effets (6).
En l'absence de mention de ratios surfaciques dans la réglementation ou dans des documents de planification, les services instructeurs appliquent leurs propres critères, basés sur des retours d'expérience. Ainsi, la Dreal Auvergne-Rhône-Alpes (7) proscrit les ratios inférieurs à 2/1 et applique un ratio médian de l'ordre de 3/1. Au contraire, en région Occitanie, un ratio de 1/1 minimum est attendu et « seuls les projets très impactants dépassent [ce ratio], qui est l'ordre de grandeur le plus fréquent » (8). Quant à la Dreal Provence-Alpes-Côte d'Azur, elle propose, avec le bureau d'études Eco-Med, une méthode de calcul du coefficient de compensation propre, basée sur un lot de variables jugées influentes.
La loi incite, de fait, les porteurs de projet à se tourner vers des solutions compensatoires clés en main
Ces divergences considérables d'interprétations et de prescriptions soulèvent des questions, notamment au regard du principe d'égalité devant la loi. Cette situation ne peut satisfaire les opérateurs, en droit d'attendre que la loi soit intelligible et prévisible dans le cadre de la conduite de leurs projets. Le recours systématique au ratio surfacique préjuge également que cette règle mathématique serait l'alpha et l'oméga de la compensation. Elle fait pourtant abstraction d'autres conditions essentielles : l'état initial du terrain de compensation et la valeur ajoutée du projet compensatoire.
La législation présente également un effet pervers potentiel : inciter les porteurs de projet à se tourner vers des solutions compensatoires clés en main, consistant à rémunérer le propriétaire d'un terrain pour qu'il le sanctuarise, plutôt que de s'engager dans un véritable projet de création et de développement de la biodiversité sur un site altéré ou dégradé.
Vers une méthodologie nationale et adaptée. La mise en œuvre des mesures compensatoires aux atteintes à la biodiversité reste confrontée à de nombreuses difficultés pratiques et limites juridiques. Une méthode développée au niveau national et déclinable dans les territoires pour rester adaptée aurait le mérite d'offrir une certaine prédictibilité aux maîtres d'ouvrage.
Par ailleurs, les mesures compensatoires pourraient être définies plus en amont, permettant à la fois de prévoir les coûts, mais également de les réaliser plus rapidement, limitant la perte de biodiversité intermédiaire. A cet égard, la généralisation et la standardisation d'une méthode de calcul du ratio surfacique à partir de critères normalisés semblent souhaitables, à l'instar de la Méthode d'évaluation rapide de la compensation des impacts écologiques (MERCIe) développée par l'université Paul-Valéry Montpellier, le Centre d'écologie fonctionnelle et évolutive et l'Onema.
En définitive, presque cinq ans après la réforme menée par la loi Biodiversité, il paraît nécessaire de rouvrir un débat sur les mesures compensatoires. Le Conseil économique, social et environnemental a d'ailleurs publié une évaluation en demi-teinte de la séquence ERC et plus particulièrement de la pratique des mesures compensatoires (9). La loi crée l'illusion, par des formules ambitieuses justifiant des interprétations catégoriques, d'une bonne protection alors que de grandes disparités et insuffisances sont observées, sans réels avantages constatés pour la biodiversité.
Ce débat pourrait s'ouvrir très prochainement. L'année 2021 sera en effet marquée par le Congrès mondial de la nature de l'UICN à Marseille (Bouches-du-Rhône), la conférence de l'ONU sur la biodiversité à Kunming (Chine) ainsi que l'élaboration finale de la stratégie nationale pour la biodiversité 2021-2030, censée irriguer l'ensemble des politiques du gouvernement.