Avant même qu’il n’unisse la Calabre à la Sicile, le pont sur le détroit de Messine divise l’Italie. Les uns saluent « le pont de toutes les merveilles » techniques tandis que les autres fustigent « le pont des miracles » économiques qui auront bien peu de chances de se réaliser.
Si l’on en croit les promesses du sous-secrétaire à la présidence du conseil Alessandro Morelli, la construction du pont devrait générer 23,1 milliards d'euros pour le PIB national, créer 36 700 emplois stables et produire plus de 10 milliards d'euros de recettes fiscales uniquement pendant la phase du chantier, qui devrait démarrer cet automne si la Cour des comptes rend un avis favorable. Autre miracle annoncé, en connaissant les temps bibliques de réalisations des infrastructures en Italie, l'inauguration du pont est prévue en 2032.
Un monument à la gloire de Matteo Salvini ?
Les détracteurs prédisent déjà à cette « infrastructure inutile » le destin d’une « cathédrale dans le désert ». Au sens propre puisque la Calabre comme la Sicile figurent parmi les régions du sud de la péninsule les moins bien dotées aussi bien en réseau routier que ferroviaire. Matteo Salvini, le ministre des Transports et des Infrastructures qui aujourd’hui chante sur tous les tons les louanges du « pont sur le détroit », comme on le nomme en Italie, en raillait pourtant il y a encore peu de temps son inutilité. « Le problème n’est pas de traverser le détroit de Messine, mais d’y arriver » taclait-il.
C’était avant qu’il n'érige en priorité absolue un pont qui permettra, s’il voit le jour, de faire franchir chaque heure un peu plus de 3 kilomètres de mer Méditerranée à 6 000 voitures et camions tandis que 200 trains prendront quotidiennement le large. Il sera ainsi possible de se rendre du continent en Sicile en 10 minutes en voiture et 15 minutes en train contre 70 minutes et 2 heures actuellement. Il faudra néanmoins toujours six heures pour parcourir les 330 kilomètres qui séparent Trapani, à la pointe ouest de la Sicile, de Messine.
Les détracteurs du pont dénoncent ainsi « l’érection d’un monument à l’égo de Matteo Salvini ». Bien qu’il puisse être dédié à la mémoire de Silvio Berlusconi qui en fut l’un des plus grands promoteurs, l’actuel ministre des Transports revendique en effet d’« écrire une page d’Histoire qui restera ». Une fierté partagée par Eurolink, un consortium dirigé par le groupe italien Webuild, le contractant d’un projet qui fait figure de serpent de mer du débat public italien depuis plus de deux décennies. « L’Italie démontre une fois de plus sa capacité à travailler en équipe, avec un projet d'envergure qui transformera tout le pays », se félicite Pietro Salini, PDG de Webuild. « Cela marque le début d'une nouvelle ère de vision, de courage et de confiance dans les capacités de l'industrie italienne et de l'ensemble du secteur des infrastructures. »
Mafia et impact environnemental
Un enthousiasme qui n'est pas unanimement partagé, loin s'en faut. Selon un sondage de l’institut Demos, seuls 28% des Italiens sont favorables à la construction du pont sur le détroit de Messine. Un chiffre qui ne dépasse pas les 31 % dans les régions directement concernées. Une manifestation a déjà eu lieu à Messine le 9 août dernier à l’initiative du mouvement « No Ponte », sous le slogan « Oui à l'eau, non au pont ! » Leurs arguments sont partagés par des personnalités de premier plan : Giuseppe Busia, président de l’Anac (Autorità Nazionale AntiCorruzione) met en garde contre « la mafia prête à s’infiltrer dans le chantier avec des procédures de contrôle qui ont été allégées ces dernières années et qu’il conviendrait de renforcer ».
Les dangers géologiques, dans une zone à très haut risque sismique, auraient été négligés. « Le pont a été projeté sans vraiment prendre en considération les effets d’un tremblement de terre violent et dévastateur, alerte le géologue Carlo Doglioni, ancien président de l’INGV (Istituto Nazionale di Geologia e Vulcanologia). Sans oublier les impacts environnementaux colossaux, en jetant sur cet étroit bras de mer 170 000 tonnes de ciment et d’acier. Les ONG WWF, Legambiente, Lipu et Greenpeace ont déjà demandé à Bruxelles d'ouvrir une procédure d'infraction à l'égard de l'Italie.
L’Europe sceptique
La Commission européenne s'était d'ailleurs opposée au projet dans les années 2000 en l'absence « d'analyse d'impact environnemental » suffisante. A cela s’ajoute l’épineuse question de la gabegie d’argent public toujours très sensible dans une péninsule peu vertueuse en la matière. « Ce pont qui coûtera au mieux 13,5 milliards d’euros représentera un gaspillage colossal », résume, au nom de l’opposition au gouvernement Meloni, Anthony Barbagallo, le chef du groupe du Parti démocrate à la commission Transports du Parlement. « Les manuels d'histoire s'en souviendront comme une des plus grandes erreurs dans la gestion des ressources publiques italiennes. » Le pont sur le détroit de Messine est déjà entré dans l’Histoire comme celui de la discorde.