L’arche ploie sous la pression des vérins. Thésarde au laboratoire Navier de l’Ecole nationale des ponts & chaussées, Suzanne Léonard a conçu la maquette. Elle s’emploie désormais à mesurer sa résistance à la ruine. Après la modélisation de l’enfoncement des piles, trois essais s’attaquent à une arche : d’abord celle d’un pont entièrement en pierre sèche, sans remblai ni mur tympan ; puis le même ouvrage avec remblai, et enfin avec un mortier.
De la maquette au prototype
En octobre prochain, la doctorante, qui prévoit de soutenir sa thèse en 2027, passera du laboratoire de Champs-sur-Marne (Seine-et-Marne) à la plateforme d’essais installée depuis 2017 à Ventalon-en-Cévennes (Lozère), sur le site de l’école des Artisans bâtisseurs en pierre sèche (ABPS). D’ici là, cette association aura construit un pont aussi ressemblant que possible à celui de Suzanne Léonard : des blocs traversent toute l’épaisseur de l’ouvrage, revêtu d’un tablier parfaitement homogène.

A Ventalon-en-Cévennes (Lozère), l'école de la pierre sèche dispose d'une plateforme d'essais à la disposition des chercheurs © LM
La démolition programmée du prototype renforcera l’objectivation des qualités mécaniques des ponts de pierre. Ce travail répond à la commande de l’Agence nationale de la recherche, dans le cadre de son projet Menhir (acronyme de Modélisation mécanique et environnementale pour une approche holistique et interdisciplinaire de la réhabilitation d’ouvrages maçonnés)
Dans le cadre du programme Dolmen (voir épisode 1), la thèse de Suzanne Léonard contribuera à combler un vide dans le marché des ponts : « Embauché par un conseil départemental, un ingénieur sortant de l’Ecole nationale des Travaux publics de l’Etat devrait savoir piloter l’entretien d’un pont de pierre », estime Denis Garnier, directeur scientifique de Dolmen et patron de la doctorante. Les essais programmés en octobre à Ventalon-en-Cévennes s’inscrivent dans la continuité d’un guide de la surveillance des ponts, co-signé par l’Association française du génie civil et l’ENPC.
Trésor technologique
Directeur de l’équipe Multi-échelles du laboratoire Navier, le chercheur situe son apport : « Les comportements des structures construites par les ingénieurs peuvent se déduire de leur caractérisation à l’échelle nanométrique ». Fort de 150 à 200 chercheurs et doctorants, le laboratoire dispose d’un trésor technologique d’exception dont témoignent deux machines rares : un nano-indenteur calcule les efforts d’une pointe pour s’enfoncer dans un matériau ; pour en analyser la porosité, les chercheurs disposent d’un tomographe à rayons X.
« Pour caractériser une structure bâtie, il faut pouvoir l’appréhender comme un ensemble homogène. L’application de ce principe à la pierre sèche passe par le dialogue entre la petite et la grande échelle », poursuit Denis Garnier. Il justifie ainsi les 20 ans de compagnonnage entre son laboratoire et l’association lozérienne.
Aveu de force sous la torture
La nouvelle étape issue du projet Menhir a commencé en octobre 2023 à Osserain-Rivareyte (Pyrénées Atlantiques). A la suite de la construction d'un pont en béton dans les années 1980, la régulation hydraulique du cours d'eau a contraint à la démolition de l’ouvrage en pierre, situé en amont. Mais avant cet épilogue fatal, les chercheurs de l’ENPC ont torturé la construction du XIXème siècle : « Sous le poids de 360 t de béton, le pont n’a bougé que de 8 mm », témoigne Suzanne Léonard.
Ce résultat découle d’un outil d’imagerie numérique utilisé dans l’industrie cinématographique, pour mesurer les mouvements des acteurs : Motion Capture. « Les caméras HD permettent la corrélation entre les images pixélisées, pour suivre les déplacements », explique la doctorante.
Le mur de l’assurabilité
Malgré la résistance exceptionnelle démontrée à cette occasion par l’ouvrage du XIXème siècle, les scientifiques et les artisans n’imaginent pas un franchissement rapide du mur de l’assurabilité, pour les ponts contemporains en pierre. Le précédent lozérien de l’ouvrage de Chaldecoste, reconstruit en 2012 après un épisode cévenol, a servi de leçon : seule l’intervention des scientifiques de l’Etat (représenté alors par le service d’études techniques des routes et autoroutes) a permis à la commune de Saint-Andéol de Clerguemort de franchir le cap, mais sans perspective d’essaimage dans le droit commun.

Les ponts contemporains en pierre, comme celui-ci sur un sentier de randonnée du Mont-Lozère, n'ont pas encore franchi le cap de l'assurabilité. © LM
Denis Garnier identifie pourtant les recherches en cours comme l’illustration d’une lame de fonds : « Je suis devenu à la mode, alors qu’il y a 20 ans, mes travaux sur la pierre me donnaient une réputation de marginal », sourit-il. Désormais, il patronne chaque année cinq à six travaux de fin d’études, aux côtés de dirigeants d’entreprises d’ingénierie. « Les bureaux d’études anticipent l’engouement des maîtres d’ouvrage », constate le chercheur.