Le droit français définit le domaine public immobilier d'une personne publique comme étant « constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l'usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu'en ce cas ils fassent l'objet d'un aménagement indispensable à l'exécution des missions de ce service public » (art. L. 2111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques - CG3P).
Si cette qualification a pour objet d'assurer la protection dudit domaine, il n'en demeure pas moins que le régime qui y est attaché est susceptible d'entraver les personnes publiques gestionnaires et les opérateurs privés dans la conduite de leurs opérations. L'adoption du CG3P en 2006 devait permettre de mieux sécuriser les opérations immobilières, notamment en restreignant le champ de la domanialité publique. On pensait en particulier que les théories extensives de la domanialité publique virtuelle et de la domanialité publique globale n'étaient plus d'actualité. Pourtant, la jurisprudence récente témoigne d'un retour en arrière, ces deux théories étant toujours appliquées.
La persistance de la domanialité publique virtuelle…
La théorie de la domanialité publique virtuelle, consacrée par l'arrêt « Ass. Eurolat » (CE, 6 mai 1985, n° 41589, Rec.), n'a pas été codifiée dans le CG3P afin de « réduire le périmètre de la domanialité publique », pour offrir plus de souplesse de gestion. Le rapport de présentation de l'ordonnance de codification allait même jusqu'à indiquer que les nouvelles exigences du CG3P « priv[aient] d'effet la théorie de la domanialité publique virtuelle ». Celle-ci a toutefois été réintroduite en 2016 avec l'arrêt « Commune de Baillargues » (CE, 13 avril 2016, n° 391431, Rec.), et réaffirmée par la suite (CE, 22 mai 2019, n° 423230, Tables et CE, 21 décembre 2022, n° 464505, Rec. notamment).
Notion et conditions. Selon cette théorie, des biens du domaine privé destinés à entrer de manière certaine dans le domaine public relèvent par anticipation de ce dernier. Au regard des exigences de l'article L. 2111-1 du CG3P, cela implique qu'il n'est pas requis de démontrer, comme c'est normalement le cas pour qualifier la domanialité publique, que l'aménagement indispensable est matériellement réalisé. Celui-ci doit être regardé comme entrepris, mais la preuve peut être apportée de diverses manières et notamment par des actes juridiques (actes administratifs, contrats), la réalisation des travaux pouvant constituer un indice mais n'étant pas une condition nécessaire. Comme ont pu le résumer certains auteurs, « la certitude de l'affectation emporte la certitude de l'aménagement, dont la non-réalisation actuelle ne doit pas emporter la méconnaissance » (AJDA 2017, p. 234).
L'objectif poursuivi est ici de protéger le bien public au plus vite et plus particulièrement sa destination ou son usage (lié à l'affectation au public ou au service et donc plus largement à l'utilité publique), voire d'assurer la continuité du domaine public.
Exemples. Sur cette base, les juridictions ont notamment considéré que relevaient du domaine public : des terrains que la Ville avait décidé d'affecter à la pratique d'activités sportives et de loisir et sur lesquels les travaux avaient débuté (CE préc. n° 391431) ; ou encore, des locaux communaux mis à disposition d'une association exploitant une crèche, la municipalité ayant, par délibération, créé un service public d'accueil de la petite enfance et décidé d'affecter les locaux à ce service dès le lendemain de l'échéance du contrat conclu avec l'association (CE préc. n° 423230).
… et de la domanialité publique globale
La théorie de la domanialité publique globale, consacrée à propos des gares ferroviaires (CE, 5 février 1965, n° 57781, Rec.), n'a pas non plus été codifiée en tant que telle dans le CG3P. On a pu la penser disparue, mais elle a, elle aussi, fait l'objet d'applications jurisprudentielles ultérieures (CE, 19 juillet 2010, n° 329199 et CE avis, 19 juillet 2012, n° 386715 notamment). Très récemment, le Tribunal des conflits a appliqué cette théorie au domaine public routier (TC, 17 juin 2024, Ville de Paris, n° C4312, Rec.).
Notion et conditions. Selon cette théorie, des éléments d'une même emprise foncière qui, pris isolément, pourraient relever du domaine privé et du domaine public, relèvent uniquement du domaine public lorsque l'emprise appartient à titre principal à ce dernier. En appliquant ainsi les règles du domaine public à des biens du domaine privé, la théorie admet l'existence d'un domaine public par contagion. Elle se distingue de la théorie de l'accessoire en ce qu'il n'est pas besoin de démontrer la condition d'utilité (de l'accessoire pour le principal). Mais les deux théories sont parfois assimilées l'une à l'autre en jurisprudence.
Cela implique qu'il n'est pas nécessaire de démontrer la réunion des critères de l'article L. 2111-1 du CG3P sur l'intégralité de l'ensemble immobilier, ces critères étant présumés remplis du fait de l'indissociabilité physique et fonctionnelle des éléments dudit ensemble immobilier. L'objectif est d'assurer un régime homogène à un même ensemble, d'éviter une enclave, afin de simplifier la gestion du domaine public.
Exemples. Les juridictions ont ainsi notamment jugé que relevaient du domaine public : l'ensemble d'une parcelle sur laquelle se trouvait une bibliothèque municipale pourtant implantée sur une partie seulement de ladite parcelle (CE préc. n° 329199) ; l'entièreté du domaine national de Chambord, ensemble historique exceptionnel d'un seul tenant, dont l'emprise foncière est délimitée par un mur d'enceinte continu - sous réserve de la forêt qui relève du domaine privé par détermination de la loi (CE préc. n° 386715) ; l'ensemble d'un parking souterrain, comprenant des enclaves non affectées à la circulation automobile (TC préc. n° C4312).
Des impacts négatifs sur la conduite des opérations immobilières
L'enjeu de qualification est important car les biens immobiliers concernés, relevant du domaine public par attraction en application de ces deux théories, sont soumis aux règles protectrices de la domanialité publique. En particulier, ils ne peuvent en aucun cas être vendus, si ce n'est entre personnes publiques et sous réserve de conditions strictes.
Ces théories peuvent donc se révéler préjudiciables aux personnes publiques en ce qu'elles limitent leur marge de manœuvre pour la gestion de leur domaine voire, plus largement, pour la mise en œuvre d'opérations d'aménagement s'inscrivant pourtant dans l'intérêt général. Par ricochet, elles peuvent s'avérer préjudiciables aux opérateurs privés qui, ne pouvant acquérir des biens indispensables à la réalisation de leur projet d'ensemble (par exemple parce qu'une partie d'entre eux auraient vocation à être rétrocédés à terme à la personne publique et à intégrer son domaine public), pourraient se retrouver dans une véritable impasse, faute de pouvoir formaliser les actes de cession correspondants devant notaire.
Il convient donc d'être vigilant dans le cadre de la réalisation des opérations immobilières, lorsque le terrain dont la cession est projetée accueille un équipement relevant du domaine public et/ou qu'il a vocation à accueillir un tel équipement à terme.
Ce qu'il faut retenir
- Selon la théorie de la domanialité virtuelle, des biens relevant du domaine privé de personnes publiques, destinés à entrer ultérieurement et de manière certaine dans le domaine public, relèvent par anticipation de ce dernier.
- Selon la théorie de la domanialité globale, des éléments d'une même emprise foncière qui, pris isolément, pourraient relever du domaine privé, relèvent par contagion du domaine public lorsque l'emprise relève à titre principal du domaine public.
- Si l'on a pu penser que ces théories avaient disparu avec l'entrée en vigueur du CG3P en 2006, des affaires récentes confirment qu'elles sont toujours d'actualité. La vigilance s'impose donc dans le cadre d'opérations immobilières impliquant des fonciers propriété des personnes publiques : il faut anticiper et s'assurer qu'aucune de ces théories n'est susceptible de jouer et donc, d'empêcher la vente des fonciers nécessaires.