Chaque année, quelque 6 Md€ d'équipement électrique passent entre les mains des distributeurs de la filière électrique. Les deux premiers acteurs, Rexel et Sonepar, génèrent à peu près 80 % de l'activité, le solde étant le fait des indépendants. Après la vague d'acquisitions des années 1990, la grande majorité de ces PME, du comptoir du coin de la rue au petit empire familial, ont su garder le cap.
Aujourd'hui, un certain équilibre règne entre ces deux catégories d'acteurs. De nouveaux indépendants se lancent même dans l'ouverture de comptoirs locaux, voire de nouvelles enseignes. « Nous encourageons de telles initiatives, et, généralement, ces nouveaux acteurs tiennent bon ! », rassure Jean-Michel Freymann, gérant de Diselec et président du groupement Siele. Les indépendants interrogés sont unanimes : « Aujourd'hui, il y a de la place pour tout le monde, nous faisons tous le même métier, même s'il faut rester vigilants. »
Intelligence collective
En témoigne le succès des structures et réseaux auxquels adhèrent les indépendants (Algorel, Partelec, Siele, Socoda… ), eux-mêmes membres de la Fédération des distributeurs de matériel électrique (FDME) : ces professionnels recherchent l'échange d'expériences, les services partagés, sans oublier la confiance de leurs fournisseurs, un point capital. Parfois, les groupements sont fortement ancrés dans la façon de travailler de l'indépendant, comme l'affirme Norbert Geminard, PDG du groupe Dimet Espaces Pro, et président de la branche électricité d'Algorel : « J'ai besoin de repères et je ne souhaite pas travailler seul. Tous les jours ou presque, je suis en contact avec mes confrères. » Le paysage de ces indépendants ne serait certainement pas le même si les groupements n'existaient pas. Ces derniers apportent un environnement de services et de liens concrets grâce auxquels leurs adhérents peuvent se concentrer sur leurs métiers et résister. La preuve en a été apportée en mars 2020, à l'annonce du premier confinement. Grâce à ce lien de l'intelligence collective, les indépendants ont maintenu leur activité, à l'image des adhérents du Siele, qui ont très vite partagé leurs questionnements et leurs initiatives.
Le constat est le même chez Socoda : « Nos distributeurs indépendants mutualisent dans le groupement leurs ressources pour assurer à la fois leur performance à court terme, et leur pérennité à long terme. Notre réseau préserve le modèle de distribution des indépendants en défendant leurs valeurs économiques, sociales et sociétales sur leurs territoires. Cependant, nous sommes unis, sans toutefois nous uniformiser ! Nous construisons des stratégies collectives tout en respectant les spécificités d'entreprise et l'indépendance de décision de chacun. »
La culture du comptoir...
Ancré dans la culture des installateurs, intégré localement, le comptoir est un lieu d'échanges, de contacts, de conseils. C'est là que s'expriment à la fois la fidélité des entrepreneurs et la reconnaissance du distributeur, un lieu de vie où les questions fusent et où les pros apprennent. Mais la « clickdisponibilité » des électriciens s'avère de plus en plus précieuse : beaucoup choisissent de passer leurs commandes en ligne ou par téléphone, et optent pour le click & collect ou la livraison. Cependant, le comptoir rassure : les pros savent qu'ils peuvent s'y rendre. Cette évolution des habitudes pousse les indépendants à revoir leur stratégie numérique et à déployer les services Web. Pour cette raison, le comptoir, véritable supplément d'âme, ne saurait être le seul levier aujourd'hui. Les négoces sont condamnés à avancer sur tous les fronts afin de suivre la demande, mais sans remiser le comptoir.
Quoi qu'il en soit, le face-à-face reste un atout pour le relationnel, avec des pros qui ont besoin de rencontrer d'autres pros. Codep, fort de 7 agences autour de Lyon (Rhône), l'a bien compris, qui organise son congrès annuel depuis soixante ans. Ses clients viennent en famille le dimanche, premier jour d'ouverture.
… ou pas de comptoir du tout
Créé en 2003, Distriwatt a fait le choix d'aller vers tous les électriciens, plus précisément vers ceux générant moins de 30 000 € par an, qui représentent 90 % de son activité aujourd'hui. Les 36 commerciaux et technico-commerciaux sédentaires de l'entreprise travaillent essentiellement au téléphone et par courriel. « Ces petites entreprises ne sont habituellement pas visitées, ou peu. Certes, nous n'irons pas les voir, mais nous leur proposons un haut niveau de conseil et des contacts réguliers, toutes les trois à quatre semaines », souligne Matthieu Crolet, fondateur et directeur général de Distriwatt (résidentiel), de Negowatt (tertiaire et industrie) et de Prestawatt.
La recette pour maîtriser les coûts est simple : pas de comptoir, pas de déplacements, un seul bâtiment, implanté à côté de Bordeaux (Gironde), disposant d'un stock central important. Chaque commercial est en contact avec 30 à 35 clients par jour (à comparer à 3 à 6 visites quotidiennes sur site pour des commerciaux nomades). « Nos envois arrivent partout en France avant 13 heures pour une commande passée la veille avant 17 heures. Nous doublons la taille de l'entreprise tous les trois ans ! » Cet acteur se distingue aussi des pure-players par son niveau de service, avec du conseil technique, des études réalisées dans la journée et même l'assemblage de coffrets sur mesure, avec l'activité Prestawatt. Pour l'heure, Distriwatt limite son activité à 4 familles de produits.
Relation fournisseurs
Jean-Michel Freymann résume bien la situation avec les industriels : « Les choses ont changé. Le marché s'étant durci, les fabricants admettent volontiers que nous représentons une réelle alternative locale. D'ailleurs, du fait du groupement, ils reconnaissent plus ouvertement qu'ils travaillent avec de petites enseignes. » Pour sa part, Socoda travaille la relation sur un point stratégique : « Nos adhérents bénéficient d'un plan d'offres fournisseurs optimisé et négocié avec de bonnes conditions, remises et listes de prix nets, afin d'être compétitifs. À ce jour, plus de 85 % des achats de nos adhérents en électricité font l'objet de contrats Socoda. Par exemple, les achats groupés ou massifiés, notamment pour les câbles, représentent plus de 15 % du chiffre d'affaires de nos adhérents. »
« Nous ne pourrons jamais rivaliser avec les investissements des majors en matière de centres logistiques, parce qu'ils ont fait le choix d'être les leaders sur ce point, lance d'entrée un responsable de groupement. Il y a dix ans, les installateurs avaient un peu de stock. Aujourd'hui, ils n'en ont plus. Les majors leur ont appris à faire autrement et, par conséquent, à devenir dépendants de leur logistique ! » Concrètement, pour la plupart des indépendants, la différence de délai de livraison reste faible, mais bien présente. « Ce sont les “ 4 heures ” qui nous échappent encore, explique Jean-Michel Freymann. Pour les 20 % de références courantes, les majors livrent avant 15 heures, nous après. .. Face à cette situation, nous essayons de rétablir un certain équilibre en montrant à nos clients que tout le matériel n'est pas nécessaire du jour au lendemain. » Pourtant, ce n'est pas faute de s'organiser. Par exemple, depuis cinq ans, les adhérents du Siele ont virtuellement consolidé leurs stocks au niveau national pour se dépanner entre eux par transporteurs à J + 1.
Conseils, services et réactivité
Pour les indépendants, se distinguer passe par un relationnel entretenu, vecteur de conseils et d'information. « Nous devons être au rendez-vous, car les clients sont plus exigeants avec nous qu'avec les majors », lance Jean-Michel Freymann. Malgré tout, les artisans semblent développer une appétence particulière pour les comptoirs indépendants. « C'est un fait, sur les quatre premiers mois de 2021, ce sont eux qui tirent le chiffre le marché », enchaîne le même. La réactivité est le propre des petites structures, les indépendants l'ont montré en 2020, en prenant des décisions rapidement. Plus largement, elle s'apprécie au quotidien : chefs d'agences et commerciaux, à l'écoute, décryptent les tendances de la demande pour faire évoluer leur catalogue. « La connaissance de nos clients influence aussi le suivi financier. Nous avons toute latitude pour décider de prendre plus ou moins de risques avec certains », lance même le directeur d'une enseigne. Les produits étant toujours plus techniques, le conseil n'en devient que plus précieux. C'est là que les indépendants font la différence, laquelle peut être liée aux spécificités locales.
L'hyperspécialisation en vertu
Lorsqu'il se lance, un indépendant s'implante habituellement sur une niche où les autres ne s'aventurent pas. C'est le cas de Nouvelles Énergies Distribution (NED), créé par Jérôme Rouch en 2008 sur le marché du photovoltaïque résidentiel - câbles, raccordements, mise à la terre et autres coffrets de protection. Présent dans quatre régions aujourd'hui, NED détient 20 % du marché en France, avec deux points forts : 7 techniciens de bureau d'études, et la capacité à répondre aux demandes les plus spécifiques, voire atypiques. « Je dois me diriger de plus en plus vers l'hyperspécialité et apporter ce service en accompagnant les installateurs qui débutent dans le photovoltaïque et l'autoconsommation, précise Jérôme Rouch. Je cherche en permanence des produits innovants, si possible porteurs d'une forte valeur ajoutée en France, pour participer à la relocalisation. » Sceneo, basé à Reims (Marne) depuis dix-huit ans et présent dans quatre autres régions, est un autre exemple, cette fois sur l'éclairage. Cette enseigne qui a fait le choix de l'hyperspécialisation compte 300 marques en portefeuille. Vincent Begny, gérant, explique : « Notre force passe par l'adaptation au marché. Exemple, il y a huit ans, lorsque la led est arrivée, nous avons réagi très vite. Notre offre est plus complète que celle d'un généraliste. Le personnel est impliqué et mène une réflexion approfondie sur les projets des clients. Nous générons une vraie relation commerciale, du conseil avant-vente au déplacement sur les chantiers, et réalisons certaines études. » Sceneo travaille beaucoup par téléphone et livre par transporteur. Cet acteur constate une hausse des ventes au comptoir en ce début d'année.
« Notre atout d'indépendant est également de développer des niches. » Pour y arriver, Sceneo a créé sa marque, OenoLED, pour laquelle il fait fabriquer des éclairages destinées aux caves vinicoles (sans perturber le vieillissement du vin) pour remplacer les anciens éclairages au sodium jusqu'alors adaptés à ce besoin. Quant à la concurrence des majors, la réponse fuse : « Nous sommes rarement confrontés à eux, mais plutôt à d'autres indépendants. » En parallèle, Vincent Begny, dirige l'enseigne généraliste CNE : « Sceneo et CNE sont très complémentaires. L'une vit au rythme des projets, l'autre répond à une demande diffuse. »
Court-circuit
À l'heure de la montée en puissance des commerces locaux, de la prise en compte des vertus du cycle court, les indépendants sont une alternative locale aux acteurs internationaux. Le négoce indépendant local ne constitue-t-il pas un positionnement intermédiaire entre un major et une coopérative d'achat des artisans ?