Aussi utiles voire indispensables soient-elle, des prestations supplémentaires exécutées par le titulaire d'un marché public ne pourront être payées si le maître d'ouvrage s'y est opposé par avance et de manière suffisamment précise, énonce le Conseil d'Etat. Dans l'affaire ainsi tranchée, un département a attribué à une société un marché public de prestations de géomètre-expert, dans le cadre du remembrement d'une partie du territoire d’une commune. Pour rappel, une telle opération vise à regrouper des parcelles agricoles éparses pour constituer des parcelles plus grandes et donc plus facilement exploitables par les agriculteurs. Sur demande de la commission d’aménagement foncier de la commune, le titulaire du marché a réalisé des prestations supplémentaires, les estimant indispensables au remembrement « complet et conforme aux règles de l’art et de la profession ». Or, après la signature du marché, le département lui avait fait connaître par courrier sa volonté de ne pas rémunérer les prestations supplémentaires qui seraient exécutées sans commande expresse de sa part et sans avenant.
Sans surprise, un différend s’est élevé lorsque la société a présenté son projet de décompte final assorti d’une somme de quelque 374 000 € pour les travaux supplémentaires. Le département a refusé de payer ladite somme. Débouté de ses demandes d’indemnisation devant les juges du fond, le titulaire s’est pourvu en cassation.
La question qui se pose alors est celle de savoir si le refus préalable et exprès de l’Administration de rémunérer des travaux - non commandés par elle - peut faire échec à l’indemnisation de la société attributaire ayant effectué des travaux supplémentaires indispensables à l’exécution du marché dans les règles de l’art.
La réponse de la Haute Juridiction est claire. Elle considère que « le prestataire a le droit d'être indemnisé du coût des prestations supplémentaires indispensables à l'exécution du marché dans les règles de l'art, sauf dans le cas où la personne publique s'est préalablement opposée, de manière précise, à leur réalisation. » Elle s’appuie pour cela sur les conclusions de la rapporteure publique, Mireille Le Corre, qui rappelle la jurisprudence antérieure pour proposer de la compléter.
La continuité jurisprudentielle du principe d’indemnisation
Le juge administratif est arrivé assez tardivement à considérer les règles de l’art proprement dites comme un motif d’indemnisation. Et l’indemnisation des prestations supplémentaires, encadrée par la jurisprudence, n’a jamais été systématique. Par l’arrêt CE, 17 octobre 1975, « Commune de Canari », n° 93704 (publié au recueil Lebon) et après quelques hésitations, le Conseil d’Etat s’est refusé à fonder l’indemnisation des travaux supplémentaires sur l’enrichissement sans cause, ce qui aurait permis de prendre en compte tous travaux utiles au marché. Par la même occasion, il ramena les cas possibles d’indemnisation au nombre de deux.
D’une part, si la personne publique a voulu des prestations supplémentaires, ces dernières seront logiquement mises à sa charge. L’ordre de la personne publique peut être écrit ou verbal. Cette condition s’est élargie jusqu’à recouvrir les ordres tacites (CE, 18 novembre 2011, « Communauté de communes de Verdun », n° 342642, tables).
D’autre part, les prestations supplémentaires pourront être indemnisées si elles se révèlent indispensables à l’exécution du marché. Depuis 2002, le critère est plus précisément celui des prestations « indispensables à l’exécution du marché dans les règles de l’art » (CE, 14 juin 2002, « Ville d’Angers », n° 219874, tables). D’abord cantonnée aux marchés de travaux, cette hypothèse a été élargie aux marchés de services, dans un arrêt du Conseil d’Etat « Babel » (CE, 29 septembre 2010, n° 319481, tables) relatif à la maîtrise d’œuvre.
Le principe est donc connu et c’est logiquement que le Conseil affirme le droit du prestataire d'être indemnisé du coût des prestations supplémentaires indispensables à l'exécution du marché dans les règles de l'art. L’exception, en revanche, est nouvelle.
Des travaux utiles aux travaux indispensables
Au premier abord, elle semble cependant du déjà-vu. Les faits de l’arrêt rappellent en effet ceux de l’arrêt « Société routière Colas » (CE, 2 juillet 1982, n° 23653, Rec.). Dans cette affaire, le Conseil d’Etat avait refusé l’indemnisation de travaux supplémentaires en raison du refus préalable de la personne publique de rémunérer ces travaux, et ce « quel que soit le degré d’utilité » desdits travaux. Or, dans l’arrêt du 27 mars dernier, les prestations sont présentées comme indispensables à l’exécution du marché dans les règles de l’art. Et cela n’empêche pas la Haute Juridiction de s’opposer à la demande d’indemnisation. Le Conseil étend volontairement sa jurisprudence en la matière, sans s’arrêter au caractère indispensable des prestations réalisées. Indispensables ou seulement utiles, ces prestations n’avaient pas lieu d’être après que la personne publique a fait connaître sa volonté.
Il est d’ailleurs manifeste que le Conseil d’Etat s’est saisi de l’occasion. En effet, comme il le relève, il n’est pas établi que les prestations litigieuses aient été indispensables à l’exécution du marché dans les règles de l’art. Cela faisait donc obstacle à l’argumentation du requérant et aurait suffi pour écarter tous ses moyens, sans développer l’exception au principe d’indemnisation. Non indispensables et seulement utiles à l’exécution du marché, ces prestations tombaient sous le coup de la jurisprudence « Société routière Colas ». L’apport de l’arrêt du 27 mars 2020 permet cependant d’y voir plus clair en la matière, sanctionnant une règle jusqu’ici pressentie mais jamais formulée.
« Opposé de manière précise »
Mais comme l’a noté la rapporteure publique dans ses conclusions sur l’affaire, il serait risqué de laisser la personne publique se prémunir de toute indemnisation, en lui permettant de la refuser dès le début du marché. Et c’est bien ce que pouvaient faire craindre les faits de l’espèce, puisque le département n’avait mentionné aucune prestation de manière précise dans son courrier.
C’est pourquoi le Conseil n’admet le refus que s’il est exprimé « de manière précise ». En l’espèce, le refus général et absolu opposé par le département est-il valable ? Oui, répond le Conseil d’Etat, et ce au regard de deux éléments relevés par Mireille Le Corre : le moment de ce refus, survenu en cours d’exécution du marché, et le contexte, qui pouvait légitimement faire craindre au département la réalisation de travaux sans son accord.
CE, 27 mars 2020, n° 426955, mentionné aux tables du recueil Lebon
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