La responsabilité contractuelle du maître d'œuvre peut être engagée pour manquement à son devoir de conseil, à l'égard d'un maître d'ouvrage public, pour tous les éléments qui ne sont pas conformes aux stipulations du marché, aux règles de l'art et aux normes applicables à l'ouvrage. Tel est le principe dégagé par le Conseil d'Etat aux termes d'un arrêt rendu fin 2023, marquant ainsi l'aboutissement d'un processus jurisprudentiel visant à étendre progressivement le devoir de conseil du maître d'œuvre lors de la réception d'un ouvrage (, mentionné dans les tables du recueil Lebon).
En l'espèce, à l'issue d'un contrôle du respect des règles de construction, effectué postérieurement à la réception et à la levée des réserves, un bailleur social a été mis en demeure de mettre les logements en conformité aux normes portant sur leur aération et leur accessibilité aux personnes handicapées. Il a alors assigné le mandataire du groupement de maîtrise d'œuvre à lui verser une somme correspondante au coût de ces travaux de reprise.
Les non-conformités de l'ouvrage
La cour administrative d'appel de Lyon avait tranché en faveur du groupement, au motif que ces non-conformités aux règles de construction n'auraient pas pu figurer au nombre des réserves assortissant la réception dans la mesure où elles ne constituaient pas des non-conformités aux spécifications des marchés de travaux. En outre, selon la cour, en admettant qu'elles résultent d'erreurs de conception de l'ouvrage, leur signalement ne relevait pas de la mission d'assistance aux opérations de réception incombant au maître d'œuvre ().
Ne pas prononcer la réception. Saisi d'un pourvoi, le Conseil d'Etat juge que « ce devoir de conseil implique que le maître d'œuvre signale au maître d'ouvrage toute non-conformité de l'ouvrage aux stipulations contractuelles, aux règles de l'art et aux normes qui lui sont applicables, afin que celui-ci puisse éventuellement ne pas prononcer la réception et décider des travaux nécessaires à la mise en conformité de l'ouvrage ». Et notamment, en l'espèce, « aux prescriptions techniques en matière de construction relatives à l'aération des logements et à leur accessibilité aux personnes handicapées ».
Un élargissement progressif
En réalité, une telle solution n'est pas étonnante. En effet, le Conseil d'Etat avait déjà entamé un processus d'extension jurisprudentielle du devoir de conseil des maîtres d'œuvre lors de la réception d'un ouvrage public.
Tout d'abord, il a pu juger que cette obligation de conseil lors de la réception de l'ouvrage se limitait aux malfaçons les plus graves, à savoir celles qui mettent en cause la solidité ou la conformité à sa destination de l'ouvrage (, publié au Recueil ; , mentionné aux tables du Recueil). Il l'a ensuite étendue à tous les désordres apparents (, mentionné aux Tables).
Un tournant en 2007. En 2007, la Haute juridiction administrative a élargi le devoir de conseil du maître d'œuvre à tous les désordres survenus en cours de chantier dont il a eu connaissance qui, sans pour autant affecter l'état de l'ouvrage achevé, ont causé des dommages au maître d'ouvrage telle une perte d'exploitation due à des retards (, publié au Recueil).
Cette extension est l'aboutissement d'un processus jurisprudentiel engagé depuis plusieurs années.
Puis elle a décidé que le maître d'œuvre était également tenu d'informer le maître d'ouvrage de tous les désordres dont il a eu connaissance au cours du chantier, y compris lorsque ceux-ci ne sont pas apparents lors de la réception des travaux (, mentionné aux Tables).
Plus généralement, le Conseil d'Etat a ensuite considéré qu'il appartenait aux juges du fond de vérifier « si le maître d'œuvre aurait pu avoir connaissance de ces vices s'il avait accompli sa mission selon les règles de l'art » (, mentionné aux Tables ; ).
Allant encore plus loin, il a retenu que le devoir de conseil du maître d'œuvre lors de la réception d'un ouvrage public devait également porter sur « l'entrée en vigueur, au cours de l'exécution des travaux, de toute nouvelle réglementation applicable à l'ouvrage » (, mentionné aux Tables). En l'espèce, il s'agissait de nouvelles normes acoustiques.
Désormais, avec l'arrêt en date du 22 décembre 2023, le maître d'œuvre est également tenu, au titre de ce devoir de conseil lors de la réception, d'attirer l'attention du maître d'ouvrage sur toutes les non-conformités de l'ouvrage aux règles de l'art et aux normes.
La réception des travaux sans incidence
Par principe, les juridictions administratives excluent l'application de la responsabilité contractuelle de droit commun des constructeurs postérieurement à la réception de l'ouvrage. Autrement dit, elles retiennent de manière constante que la réception a pour effet de mettre un terme aux rapports contractuels nés du marché, et interdisent, de ce fait, au maître d'ouvrage de fonder son action, à l'encontre des constructeurs et assimilés au sens des articles et du Code civil, sur le fondement de la responsabilité contractuelle (). Le maître d'ouvrage ne peut donc plus, postérieurement à la réception, se prévaloir de fautes commises par les constructeurs dans l'accomplissement de leurs obligations contractuelles pour mettre en cause leur responsabilité contractuelle.
Ce principe a été rappelé par un arrêt de 2019, aux termes duquel le Conseil d'Etat a jugé que la responsabilité contractuelle du maître d'œuvre ne peut plus être mise en cause postérieurement à la réception s'agissant des missions de conception et de réalisation de l'ouvrage, dès lors qu'il s'agit de prestations indissociables de la réalisation de l'ouvrage (, mentionné aux Tables).
Même après la levée des réserves. Toutefois, des exceptions ont été dégagées par le Conseil d'Etat. L'une d'entre elles consiste en la possibilité pour le maître d'ouvrage d'engager, postérieurement à la réception, la responsabilité contractuelle du maître d'œuvre pour manquement à son devoir de conseil lors de la réception (, précité).
Par l'arrêt en date du 22 décembre 2023, le Conseil d'Etat confirme, sans l'énoncer expressément, cette possibilité, en admettant que le maître d'ouvrage puisse rechercher la responsabilité du maître d'œuvre pour défaut de conseil lors de la réception des travaux alors même que la réception et la levée des réserves ont été prononcées.
Prescription décennale. La rareté des hypothèses de mise en œuvre de la responsabilité contractuelle des constructeurs après réception justifie, par ailleurs, le fait que le Conseil d'Etat ne s'était pas prononcé avant 2022 sur l'application de l' relatif au délai de prescription. Il a ainsi jugé que la responsabilité contractuelle des constructeurs peut être engagée postérieurement à la réception, dans un délai de dix ans à compter de la réception de l'ouvrage conformément aux dispositions de cet article du Code civil (, mentionné aux Tables).
Ce qu'il faut retenir
- Un arrêt du Conseil d'Etat du 22 décembre 2023 étend le devoir de conseil du maître d'œuvre lors de la réception à toutes non-conformités de l'ouvrage public aux règles de l'art et aux normes. Il constitue l'aboutissement d'un processus jurisprudentiel visant à élargir ce devoir à ce stade du projet.
- Le devoir de conseil du maître d'œuvre lors de la réception ne porte plus uniquement sur la conformité de l'ouvrage aux stipulations contractuelles mais vise bien tous les désordres ou non-conformités, quelles que soient leur nature et leur origine.
- Prudence et vigilance sont donc de mise pour les maîtres d'œuvre.