L’arrêt du 19 juin 2008 de la Cour de justice des communautés européennes prend le contre-pied du droit français sur la question de la cession des marchés publics entre opérateurs économiques (1). Répondant à une question préjudicielle de l’office fédéral des adjudications autrichien, le juge communautaire considère que le changement de cocontractant en cours d’exécution du contrat implique la passation d’un nouveau marché.
Cette question, qui ne fait l’objet d’aucun texte réglementaire, avait déjà été tranchée par le Conseil d’Etat dans un important avis du 8 juin 2000 fixant le régime juridique de la cession (2). Or la position du juge communautaire tranche sur plusieurs points avec la construction jurisprudentielle française et deux conceptions juridiques différentes se dessinent.
Le refus pur et simple de la reprise du marché par un tiers
Le Conseil d’Etat, de jurisprudence constante, autorise la cession de marchés publics entre opérateurs économiques (3). Dans son avis précité, il en a rappelé les règles : assentiment du pouvoir adjudicateur ; reprise pure et simple des droits et obligations résultant du contrat par le cessionnaire et non modification des éléments essentiels du contrat.
Dans l’arrêt du 19 juin 2008, le juge communautaire semble refuser toute idée de cession : « En général, la substitution d’un nouveau cocontractant à celui auquel le pouvoir adjudicateur avait initialement attribué le marché doit être considérée comme constituant un changement de l’un des termes essentiels du marché public concerné, à moins que cette substitution ait été prévue dans les termes du marché initial, par exemple au titre de la sous-traitance (point 40). » Le droit communautaire n’admettrait donc pas la cession de marchés.
La différence de conception juridique est importante puisqu’il est question des éléments essentiels du contrat, éléments auxquels on ne porte pas atteinte sans provoquer son bouleversement.
L’identité du cocontractant est pour la Cour un de ses éléments essentiels alors que le Conseil d’Etat est moins catégorique. Celui-ci précise en effet que la cession « doit s’entendre de la reprise pure et simple par le cessionnaire qui constitue son nouveau titulaire, de l’ensemble des droits et obligations résultant du précédent contrat. Elle ne saurait être assortie d’une remise en cause des éléments essentiels de ce contrat, tels que la durée, le prix, la nature des prestations et, s’agissant de concessions, le prix demandé aux usagers ». Il ne considère pas l’identité du cocontractant comme un élément essentiel du contrat qui peut se poursuivre car il n’est pas bouleversé par le changement de titulaire. Or, il est vrai que l’identité du cocontractant apparaît fondamentale dans une relation contractuelle. Le Conseil d’Etat le reconnaît lui-même puisqu’il admet que les marchés et délégations « sont conclus en raison de considérations propres à chaque cocontractant ». Paradoxalement, ou par souci de pragmatisme, il n’en fait pas un élément essentiel et considère que l’assentiment préalable donné par le pouvoir adjudicateur lors du changement de titulaire permet, en quelque sorte, de prolonger l’intuitu personae. Force est de constater que la CJCE n’adhère pas à cette conception pragmatique en refusant le changement de cocontractant.
Une nouvelle définition du tiers au contrat
Pour qu’existe une cession, il faut qu’il y ait un transfert de contrat, du cocontractant cédant à un tiers cessionnaire. Il est donc crucial de savoir à quel moment on est en présence d’un tiers ou non. Le Conseil d’Etat considère, sous l’angle purement juridique, qu’il y a intervention d’un tiers dès lors qu’intervient une nouvelle personne morale distincte du titulaire initial.
Lorsqu’il y a prise de contrôle des sociétés, changements dans les statuts ou « lorsqu’il est procédé à un changement de propriétaire des actions composant le capital social, même dans une proportion très largement majoritaire », il n’y a pas de changement de titulaire. Seule la disparition du titulaire, en tant qu’entité juridique, au cours d’opérations de fusion ou de scission, entraîne l’apparition d’un tiers. Il en est naturellement de même pour les opérations commerciales de simple transmission d’actifs entre sociétés. Par exemple, le transfert d’un contrat à une filiale implique l’intervention d’un tiers car les filiales sont considérées, dans les groupes de sociétés, comme des entités juridiques distinctes.
A l’inverse, la CJCE juge que le transfert d’un contrat d’une société à l’une de ses filiales, dont l’autonomie juridique est reconnue (point 41), ne constitue pas un changement de titulaire. Suite à l’examen in concreto des conditions de ce transfert, le juge communautaire constate que l’intervention d’un tiers n’est pas avérée pour les raisons suivantes : « Il ressort du dossier qu’APA-OTS est une filiale détenue à 100 % par APA ; que cette dernière dispose d’un pouvoir de direction sur APA-OTS et qu’il existe entre ces deux entités un contrat de transfert des pertes et des bénéfices, assumés par APA. En outre, il ressort du dossier qu’une personne habilitée à représenter APA a assuré le pouvoir adjudicateur que, à la suite du transfert des services OTS, APA était responsable solidairement avec APA-OTS et que la prestation globale existante resterait inchangée. Un tel arrangement représente, en substance, une réorganisation interne du cocontractant, laquelle ne modifie pas de manière essentielle les termes du marché initial (point 44). »
Tous les cas de figure sont visés
De surcroît, la Cour précise qu’il en serait de même dans les hypothèses de changements d’actionnariat des sociétés anonymes, cotées en bourse, ou pour les changements d’associés au sein d’une coopérative à responsabilité limitée. Par contre, dans l’hypothèse où les parts sociales du titulaire seraient cédées à un tiers, il y aurait changement effectif de cocontractant (point 47). Ainsi, l’examen de la Cour ne porte pas sur la question de la personnalité juridique du cocontractant mais plutôt sur les changements structurels qui l’affectent et notamment sur le pouvoir de direction au sein de la société. Cela peut être le moyen de vérifier si, sous l’enveloppe juridique de la société titulaire, l’intuitu personae qui a fondé la conclusion du contrat n’est pas remise en cause, dans les faits, par le jeu de l’économie. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le juge communautaire effectue un tel examen : on sait qu’en matière de contrats « in house », la notion de contrôle économique du cocontractant est au centre de la théorie (4). Dans l’affaire ici commentée, la question de la personnalité morale, déterminante pour le juge français, est donc largement dépassée par le juge communautaire.
Conséquence logique
Selon le professeur Richer : « De deux choses l’une : ou bien on considère que les textes qui instaurent des règles de passation font obstacle à l’application du régime des cessions de contrats, ou bien, à l’inverse, on admet que la cession de contrat est en dehors du champ d’application de ces textes et ne peut en relever. Le Conseil d’Etat adopte la seconde solution » (5). Il est vrai qu’on ne peut, sans contradiction, admettre le transfert du contrat à un tiers, choisi par le cédant dans le cadre d’un contrat de droit privé, tout en admettant l’application d’une procédure de passation. Aussi la Cour de justice tire logiquement la conséquence de son refus de la cession des marchés. La disparition du cocontractant implique de mettre en œuvre une procédure de passation : « Un tel événement serait susceptible de constituer une nouvelle passation de marché au sens de la (point 47). »
En pratique, il ne sera pas aisé de savoir si l’on se trouve en présence d’un tiers au contrat ou non. Comment faire et avec quelles clés de lecture ? Les cas de figure peuvent être très nombreux et différents du cas d’espèce tranché par le juge. Une vigilance accrue des pouvoirs adjudicateurs est donc nécessaire pour s’assurer que la vie économique de leurs cocontractants n’entraîne pas l’intervention d’un tiers dans le contrat.
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