Deux mois après la fin des émeutes survenues entre le 27 juin et le 5 juillet dernier, certains bâtiments publics restent fermés totalement ou partiellement (mairie, école…) et les travaux de reconstruction n’ont quasiment pas débuté. Les congés estivaux ne sont pas seuls en cause. Le Parlement avait pourtant adopté en urgence fin juillet une loi qui autorise le gouvernement à assouplir, par voie d’ordonnance, les procédures d’urbanisme et de passation des marchés publics afin d'accélérer la reconstruction des bâtiments publics dégradés ou détruits.
Dès le lendemain de la promulgation de cette loi, les mesures dérogatoires en matière de commande publique étaient précisées dans l’ordonnance du 26 juillet. Les acheteurs qui peuvent, pour une durée limitée, se dispenser de publicité pour les marchés de travaux jusqu’à 1,5 million d’euros, déroger plus facilement à l’obligation d’allotir et recourir à des marchés de conception-réalisation sans remplir les conditions habituellement nécessaires, sont à pied d’œuvre pour lancer les marchés de reconstruction.
Un gouvernement réactif
« L’Etat a pris à bras le corps les difficultés rencontrées par les collectivités et a trouvé des solutions », salue Christelle Saint-Just, responsable juridique et marchés publics à la ville d’Andrésy (Yvelines), commune d’environ 13 000 habitants ayant subi quelques dégâts matériels lors des violences urbaines. Même satisfaction du côté des grandes collectivités, note Christophe Amoretti-Hannequin, conseiller finance responsable et achats à France Urbaine, qui applaudit « l’action rapide du gouvernement ».
De la sécurité juridique pour les acheteurs
Toutefois, la nécessité de cette ordonnance pose question. Pour Bruno Koebel, directeur général adjoint des services à la Ville et à la métropole de Strasbourg (Bas-Rhin), la principale mesure du texte, qui permet de déroger aux obligations de publicité - mais pas à celles de mise en concurrence - pour les marchés de travaux d’un montant allant jusqu’à 1,5 million d’euros, constitue « une nouvelle procédure, qui s’ajoute à d’autres déjà existantes » et qui peuvent être mobilisées dans cette situation. Ainsi, dans la métropole alsacienne, où une école a été lourdement endommagée (elle ne pourra rouvrir qu’à la rentrée des vacances de la Toussaint) et deux mairies de quartier dégradées, les travaux de réparation ont pu être lancés sur le fondement d’un accord-cadre conclu précédemment par les services de la collectivité.
Autre dispositif déjà prévu dans le Code de la commande publique (CCP), celui de l’urgence impérieuse (article R. 2122-1). Il permet de « s’affranchir de toute mise en concurrence », comme l’explique Arnaud Latrèche, adjoint au directeur de la commande publique au conseil départemental de Côte-d’Or et vice-président de l’Association des acheteurs publics (AAP). « Mais ses conditions d’application sont très strictes » observe-t-il, et « selon les dégradations et les ouvrages concernés, il appartient à chaque acheteur de déterminer si les travaux obéissent au régime de l’urgence impérieuse ». C’est d’ailleurs là que réside le principal mérite de l’ordonnance selon Christophe Amoretti-Hannequin et Bruno Koebel : elle offre de la sécurité juridique aux acheteurs publics, « qui n’ont pas à démontrer l’urgence ».
Un dispositif circonscrit
L’application de l’ordonnance n’est cependant pas sans limite. « Son champ d’application est strictement défini, à la fois temporellement et matériellement » remarque l’acheteur strasbourgeois. En effet, les assouplissements en matière de passation des marchés publics ne sont applicables qu’aux marchés de travaux « nécessaires à la reconstruction ou à la réfection des équipements publics et des bâtiments affectés par des dégradations ou destructions liées aux troubles à l’ordre et à la sécurité publics survenus entre le 27 juin et le 5 juillet 2023 ». Par ailleurs l’ordonnance n’est applicable que pendant neuf mois à compter de sa publication, intervenue le 27 juillet 2023.
Le plafond fait débat
En outre, seuls les marchés de travaux d’un montant allant jusqu’à 1,5 million d’euros sont concernés par l’absence de publicité. C’est sans doute le point le plus débattu. Christophe Amoretti-Hannequin rappelle à ce propos que « France Urbaine avait milité avec l’Association des maires de France pour un seuil à 3 millions », la violence des émeutes ayant pu provoquer des dégâts assez considérables dans certaines communes. Plusieurs collectivités soulignent ainsi l’inadaptation du plafond par rapport aux dégradations subies. C’est le cas de Benoit Jimenez, maire (UDI) de Garges-lès-Gonesse dans le Val d’Oise, qui a écrit à la Première ministre le 5 septembre pour lui demander de relever ce seuil à hauteur de 3 millions d’euros. Ce montant correspond environ aux travaux nécessaires pour réparer son hôtel de ville, partiellement incendié lors des émeutes.
Même problématique à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), où Christine Arthur, directrice achats et moyens généraux, reconnaît qu’un seuil supérieur serait « plus confortable » pour couvrir les travaux de réparation de son centre administratif, également victime du feu. Christelle Saint-Just considère quant à elle que 1,5 million d’euros constitue « un plafond déjà énorme pour une petite collectivité », en précisant toutefois que la commune d’Andrésy n’a subi que relativement peu de dégâts lors des émeutes.
Des gains de temps limités
L’enjeu pour les collectivités est de reconstruire le plus vite possible. Dans sa lettre à Matignon, Benoit Jimenez fait état d’une économie de temps de trois mois induite par l’absence de publicité. Pour autant le gain demeure modeste au regard de la situation d’urgence, les acheteurs devant tout de même mettre en œuvre une procédure de mise en concurrence (les marchés de gré à gré n’étant possible que pour les travaux d’un montant inférieur à 100 000 euros HT).
Si la Direction des affaires juridiques de Bercy, qui a publié une fiche technique sur l’ordonnance, indique que les acheteurs peuvent « se contenter de se rapprocher d’au minimum deux opérateurs économiques », Arnaud Latrèche appelle à la vigilance. « Les collectivités n’ont pas le choix, elles doivent reconstruire », mais cet impératif peut engendrer un effet d’aubaine. Des entreprises pourraient être tentées d’augmenter leurs prix face à l’urgence et à la forte demande. « Il faut trouver le juste milieu entre la volonté légitime de reconstruire vite et la bonne gestion des deniers publics », ajoute le vice-président de l’AAP. Pour cela, il faut « faire appel à un nombre suffisant d’entreprises et la mise en concurrence doit être organisée dans un cadre suffisamment transparent ».
Pas de critère unique
Partageant cet avis, Christelle Saint-Just précise qu’il reste nécessaire de « rédiger un règlement de consultation et un cahier des charges » et qu’il faut également demander des garanties aux entreprises. « L’urgence à reconstruire n’exonère pas d’une définition des besoins ni de choisir des critères qui répondent aux nécessités du cahier des charges », expose Bruno Koebel.
Pour les acheteurs interrogés, il ne semble d’ailleurs pas possible de déroger à l’interdiction de retenir un critère unique pour les marchés de travaux. La responsable des marchés publics d’Andrésy estime « qu’un critère unique prix serait risqué au regard des règles de la commande publique et au regard de la spécificité de chaque opération de travaux ». Les critères retenus seront le plus souvent « un critère prix, la valeur technique voire dans certains cas un critère environnemental » complète Bruno Koebel, pour qui « un examen multi-critères reste nécessaire même s’il rallonge l’analyse des offres ».
Une ordonnance potentiellement défavorable aux petites entreprises
A cet égard, Arnaud Latrèche estime que l’ordonnance permet avant tout de raccourcir les délais et les formalités mais pas les procédures. Les acheteurs ne sont néanmoins pas à cours d’idées pour optimiser les procédures. Par exemple, Bruno Koebel soumet la proposition de fournir un mémoire technique standard aux entreprises, pour faciliter la comparaison des offres.
Une telle démarche pourrait aussi faciliter la réponse des TPE/PME alors que certains acheteurs alertent sur le risque de les voir éloignés du dispositif prévu par l’ordonnance. « Les assouplissements en matière d’allotissement et de recours aux marchés de conception-réalisation visent à faciliter le recours à des entreprises tous corps d’état » analyse Arnaud Latrèche. Or, « ces sociétés sont rarement des PME », constate Christelle Saint-Just. Pour rappel, l’ordonnance permet aux acheteurs de ne pas allotir les marchés sans avoir à démontrer qu’ils sont dans l’un des cas prévus à l’article L. 2113-11 du CCP.
Des marchés globaux peu utilisés
Elle autorise aussi le recours à des marchés de conception-réalisation, sans que les conditions habituellement prévues à l’article L. 2171-2 du CCP soient remplies. La passation de tels marchés ne semble toutefois pas privilégiée, à ce stade, par les acheteurs. « La rédaction d’un contrat de conception-réalisation demande du temps et une certaine ingénierie », note Arnaud Latrèche. Ainsi, face à l’urgence, le recours à de simples marchés de travaux reste la solution favorite des collectivités. C’est le cas par exemple à Saint-Denis, où la commune préfère faire appel aux services d’un maître d’œuvre pour les travaux de réparation de son centre administratif.
Des angles morts
« Les marchés préparatoires aux travaux de réparation ne semblent néanmoins pas pris en compte dans l’ordonnance », déplore Christine Arthur, citant aussi l’exemple d’un marché de décontamination, préalable à la réparation du centre administratif incendié. Analyse similaire à l’AAP où l’on regrette que « tous les marchés de prestations de services qui gravitent autour des marchés de travaux » se trouvent exclus du dispositif.
Bruno Koebel relève quant à lui que l’ordonnance est silencieuse sur les adaptations du droit des collectivités territoriales. « En principe, l’autorité compétente pour approuver la signature des marchés publics est l’assemblée délibérante de la collectivité » explique-t-il, « or l’ordonnance n’a rien prévu pour permettre une signature plus rapide des marchés de travaux ».
L’absence de précision sur les mesures dérogatoires en matière d’urbanisme – l’ordonnance prévue en la matière par la loi du 25 juillet n'est parue que le 14 septembre - constitue également un frein. Pour Arnaud Latrèche, « la priorité était peut-être d’adapter le droit de l’urbanisme », car pour la préparation des marchés, ce sont d’abord ces règles qui sont mobilisées.
Dérogation permanente
A la question de savoir s’il faudrait rendre permanentes les mesures prévues dans l’ordonnance du 26 juillet, les acheteurs sont unanimes : une telle pérennisation n’est pas utile et n’est surtout pas souhaitable. « C’est compliqué de faire en sorte de favoriser l’accès des TPE/PME à la commande publique et, dans le même temps, demander à pouvoir déroger à l’allotissement en toute circonstance », expose Christophe Amoretti-Hannequin. « La publicité vise aussi à favoriser l’accès à la commande publique » ajoute Christelle Saint-Just.
En revanche, Bruno Koebel et Arnaud Latrèche plaident pour la création d’un mécanisme dérogatoire unique qui ne serait pas limité à chaque situation. « Il faut permettre aux collectivités d’adapter leurs techniques d’achat, sans texte spécifique » explique Bruno Koebel, ajoutant qu’une telle mesure serait un « beau signal de confiance envoyé aux acheteurs, qui ont montré leur capacité d’adaptation lors des différentes crises traversées ces dernières années ». « Si le gouvernement a souhaité légiférer, c’est que le droit positif n’est pas totalement adapté face à des situations particulières » selon Arnaud Latrèche. « Mais toute volonté de prévoir des dérogations dans le CCP se heurtera au droit communautaire », estime-t-il enfin.