Le Conseil d'Etat vient de rendre deux décisions fondamentales concernant les opérateurs publics. Elles sont d'autant plus importantes qu'elles ne concernent plus, comme c'était le cas jusqu'à présent, les opérateurs publics ayant une mission industrielle et commerciale, mais des établissements publics administratifs qui entendent mener une politique de développement de leur activité au-delà de leur mission première : notamment, les chambres de commerce et d'industrie ou de métiers, les grands établissements publics nationaux, les établissements publics locaux, les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) comme les syndicats intercommunaux... En premier lieu, dans un arrêt du 16 octobre 2000 (1), « Compagnie méditerranéenne d'exploitation des services d'eau », le Conseil d'Etat estime que « le principe de la liberté du commerce et de l'industrie ne fait pas obstacle, par lui-même, à ce qu'un établissement public se porte candidat à l'obtention d'une délégation de service public (DSP) proposée par une collectivité territoriale... », en précisant que les subventions reçues par cet établissement public et les négociations menées entre ce dernier et l'autorité délégante pour la conclusion d'autres contrats « ne le plaçaient pas dans une situation avantageuse par rapport aux autres candidats... ».
En second lieu, dans un avis du 8 novembre 2000, sur la demande d'un tribunal administratif, le Conseil d'Etat a été invité à répondre à la question suivante : « Le principe de liberté de la concurrence qui découle de l'ordonnance du 1er décembre 1986 fait-il obstacle à ce qu'un marché soit attribué à un établissement public administratif qui, du fait de son statut, n'est pas soumis aux mêmes obligations fiscales et sociales que ses concurrents ? » A cette question, la réponse de la Haute Juridiction administrative est, dans une large mesure, affirmative et ne comporteque des réserves de principe. Le droit de la concurrence continue son intégration au sein de la jurisprudence administrative, puisque le droit communautaire de la concurrence comme les dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 font partie du bloc de légalité (Conseil d'Etat 1996, « Fédération française des sociétés d'assurances - FFSA », rec. 441 ; CE, 3 novembre 1997, « Société Million et Marais », rec. 406, concl. Jacques-Henri Stahl). Mais le droit en la matière n'a plus pour objectif de prohiber les interventions publiques mais d'assurer l'égale concurrence entre les opérateurs privés et les opérateurs publics. On pouvait néanmoins penser que cette évolution était réservée aux opérateurs publics naturels, qui ont véritablement pour vocation la fourniture de prestations industrielles et commerciales (2).
LE DEVELOPPEMENT DES OPERATEURS PUBLICS
L'existence d'opérateurs publics n'est pas en soi une nouveauté. A l'origine, leur action a été admise soit parce qu'elle était le complément ou l'accessoire d'une activité de service public (Conseil d'Etat, Sect., 18 décembre 1959, « Delansorme », rec. 692 ; CE, 10 février 1988, « Mézy », rec. 52), soit parce que l'initiative privée était défaillante et qu'un intérêt public justifiait l'intervention des collectivités publiques. Les limites de leur action étaient donc très précises, le Conseil d'Etat rappelant explicitement que « les entreprises ayant un caractère commercial restent, en règle générale, réservées à l'initiative privée » (3). Ensuite, l'interventionnisme public en matière industrielle et commerciale sur des marchés concurrentiels s'est manifesté par la création et le développement d' « entreprises publiques » (4). Leur vocation originaire leur a permis d'être reconnues comme des opérateurs publics naturels (OPN) (5), finalement tolérés sur d'autres marchés dès lors qu'ils n'abusaient pas des moyens et prérogatives dont ils sont titulaires. Plus récemment, ce sont des entités purement administratives que l'on a vu s'orienter, occasionnellement ou régulièrement, vers des marchés concurrentiels. La question de la liberté d'accès au marché de ces entités est beaucoup plus problématique et pose de nombreuses questions. Leurs interventions se font souvent au-delà de ce que leurs textes permettent ; elles empruntent parfois des voies irrégulières, notamment parce que, n'ayant pas de vocation industrielle et commerciale, elles se placent d'emblée hors des conditions rencontrées sur les marchés concurrentiels. Leur action se place dans le prolongement de leur activité administrative, avec des moyens et du personnel communs aux deux types d'activités...
SERVICE PUBLIC ET ACTIVITE COMMERCIALE
Cette nouvelle réalité modifie les repères et oblige à placer l'analyse sous un jour nouveau. Il ne s'agit plusdu vieux débat entre le service public et l'initiative privée. Lorsque ces personnes publiques à vocation administrative prennent en charge de telles activités industrielles et commerciales, elles n'assument pas une mission de service public. Or, seule une telle mission peut, a priori, justifier une telle intervention. On peut citer plusieurs arrêts qui n'ont pas admis que des même des sociétés d'économie mixte (SEM) puissent prendre en charge des missions purement industrielles et commerciales en l'absence d'un intérêt général (6). Il n'y a pas lieu, non plus, d'appliquer la jurisprudence classique sur le « droit à l'intervention » des collectivités publiques à l'égard d'activités qui ne sont pas ou plus assurées par l'initiative privée (7). Seule la défaillance du secteur privé et des motifs d'intérêt général permettent à un opérateur public de louer le matériel dont il dispose à des sociétés privées (Conseil d'Etat, 23 juin 1965, « Société aérienne de recherches minières », rec. 380) ou d'étendre ses activités à une activité concurrentielle (Conseil d'Etat, 4 juillet 1984, « Département de la Meuse c./M. Poilera et autres », « RFDA » 1985, p. 58). Que devient désormais l'exigence d'un intérêt général seule à même de rendre l'intervention publique légale ? Un opérateur public intervenant sur un marché concurrentiel remplit-il par nature une mission d'intérêt général ? Il y a lieu d'en douter. Sur ce point, l'avenir nous dira ce qu'il advient de ces principes fondamentaux inhérents à l'action des collectivités et établissements publics. Même si la portée des deux décisions du Conseil d'Etat reste incertaine, elles parfont le cadre juridique de l'égale concurrence, applicable aux opérateurs publics : celle-ci s'entend comme égalité sur le marché et égalité d'accès au marché, y compris en ce qui concerne les procédures de conclusion des marchés publics ou de délégation de service public (8). Cela comporte également la soumission aux procédures de passation lorsqu'elles sont obligatoires. Or, on a parfois pu voir certaines collectivités publiques s'en dispenser, au prétexte qu'elles concluaient une convention avec une autre personne morale de droit public. L'égale concurrence l'interdit, car le fait d'être un opérateur public, candidat à l'attribution d'un contrat public, ne dispense pas du respect de ces procédures et ne confère pas non plus un droit d'attribution préférentiel. Les opérateurs publics ne peuvent donc se voir attribuer des contrats publics en dehors des procédures spécifiques d'attribution instituées par les textes (9).
EGALE CONCURRENCE : QUELLE EFFECTIVITE ?
En termes économiques, la liberté ainsi accordée aux « opérateurs administratifs » pose de nombreux autres problèmes.
La difficile argumentation des juridictions nationales
Les postulats du Conseil d'Etat lui permettant de considérer qu'il n'y a pas de distorsion de concurrence entre l'opérateur public et les entreprises privées :Sur la question des charges fiscales, le Conseil d'Etat estime que les articles 256 B et 1654 du Code général des impôts suffisent à respecter l'égale concurrence. Ces articles sont respectivement consacrés à l'assujettissement à la TVA et aux impôts et taxes dus par les opérateurs publics lorsqu'ils effectuent les mêmes activités ou opérations que les entreprises privées. En ce qui concerne les charges sociales, le Conseil d'Etat considère que les différences de statut entre les salariés du public et du privé « n'ont ni pour objet ni pour effet de placer les établissements publics administratifs dans une situation nécessairement plus avantageuse que celle dans laquelle se trouvent les entreprises privées... ». Les autres conditions liées à l'exigence d'égal accès aux contrats publics :Le prix proposé par l'opérateur public administratif doit être déterminé en prenant en compte « l'ensemble des coûts directs et indirects ». Cet opérateur ne doit pas avoir bénéficié, pour proposer ce prix, « d'un avantage découlant des ressources ou des moyens qui lui sont attribués au titre de sa mission de service public ». Il doit enfin être à même d'en justifier par tous types de documents, de nature comptable ou non. D'une certaine manière, la charge de la preuve pourrait être considérée comme renversée si une entreprise privée soulevait l'existence d'une distorsion de concurrence. Aux termes de la dernière partie de l'avis du Conseil d'Etat, c'est en effet à l'opérateur public de démontrer que son offre a été élaborée dans les conditions du marché, abstraction faite des avantages, prérogatives et subventions dont il pourrait bénéficier par ailleurs. Mais cela n'exclut pas certaines difficultés :L'appréciation de la réalité des coûts dont se prévaut une entité publique peut être très problématique à défaut d'instruments comptables adéquats. Une personne publique, même ayant la qualité d'opérateur public, continue à bénéficier d'avantages non négligeables : absence de voies d'exécution, possession d'un domaine public, possibilité d'émettre des états exécutoires... Une telle entité ne connaîtra pas de sanction économique pour une mauvaise appréciation des offres présentées, puisque les personnes morales de droit public, à la différence des entreprises privées, ne sont pas soumises aux dispositions sur les procédures collectives (article 2 de la loi no 85-98 du 25 janvier 1985 relative au redressement et à la liquidation judiciaire des entreprises). L'absence d'exigence de rentabilité permet de présenter régulièrement des offres qui pourraient ne pas être économiquement ou financièrement viables, ce qui est exclu pour une entreprise privée. Si les deux décisions du Conseil d'Etat posent en principe la légalité de l'intervention des opérateurs administratifs, elles ne permettent pas de s'assurer de l'égalité effective entre les différents opérateurs candidats à l'attribution d'un marché public ou d'une DSP.
Des pistes assez similaires du côté européen
A l'occasion d'un litige sur lequel la Cour de justice des communautés européennes n'a pas encore rendu son arrêt, l'avocat général a considéré que le principe d'égalité de traitement ne s'opposait pas à la participation à une procédure de passation de marché public d'entités qui perçoivent des aides de la part de pouvoirs adjudicateurs, ce qui leur permet de présenter des offres à un prix sensiblement inférieur à celui proposé par les autres soumissionnaires (concl. Philippe Léger sur l'affaire C-94/99, « Arge Gewässerschutz »). Selon l'avocat général, si le droit communautaire admet la légalité de certaines aides, cela doit nécessairement aboutir à ce que les opérateurs qui en bénéficient soient sur un pied d'égalité avec les autres entreprises. Ce qui devrait leur permettre de postuler à l'attribution de contrats publics. En revanche, la question est plus délicate pour les aides illégales. Il n'est pas de dispositions qui, en droit positif, permettent d'exclure une entité candidate du seul fait qu'elle bénéficie d'une aide illégale (à l'exclusion de la directive 93/38 sur les secteurs spéciaux). Et la Cour ne résoudra pas cette question à l'occasion de l'affaire « Arge » puisqu'elle n'est saisie que de la décision par laquelle elle accepte la participation d'une entité subventionnée à une procédure de marché public. Néanmoins, l'avocat général a parfaitement énoncé le risque constitué par l'attribution du contrat à une telle entité, dès lors que le droit communautaire pose le principe de restitution des aides illégalement octroyées.
Attention aux risques judiciaires
N'oublions pas que les distorsions de concurrence des opérateurs publics peuvent également être portées devant les juridictions judiciaires dans le cadre d'une action en concurrence déloyale. La Cour de cassation estime que le bénéficiaire d'une aide d'Etat illégale dispose d'un « soutien illicite » préjudiciable aux autres entreprises. Le comportement de l'opérateur public peut alors être sanctionné par la juridiction commerciale comme portant atteinte au secteur économique concerné et perturbant le marché (10). La désorganisation du marché peut avoir de multiples origines et peut résulter du non-respect des dispositions réglementant l'activité des personnes publiques. Elle est patente si, par la violation de ces règles, les opérateurs publics se trouvent dans une situation anormalement favorable par rapport aux entreprises privées concurrentes, notamment en cas de non-respect des obligations fiscales et sociales.
Longtemps circonscrite au contentieux administratif, la contestation des interventions des opérateurs publics pourrait désormais être menée auprès d'autorités ou de juges moins indulgents que le Conseil d'Etat. Ses deux dernières décisions, à certains égards discutables, risquent de lui attirer au moins deux reproches : une indéniable complaisance à l'endroit des opérateurs publics et l'absence de prise en compte de la réelle mesure de leurs avantages structurels.
(*) «Le Moniteur» du 5 janvier 2001, p. 51(1) CE, 16 octobre 2000, « Compagnie méditerranéenne d'exploitation des services d'eau », req. no 212054, concl. de Catherine Bergeal. (2) Aucun des grands opérateurs publics français ne s'est privé d'utiliser cette possibilité, et ceux-ci sont depuis de nombreuses années présents sur les marchés internationaux, directement ou par le biais de filiales. Citons EDF, GDF, la SNCF, la RATP, Aéroports de Paris, La Poste, etc. (3) Voir le célèbre arrêt du 30 mai 1930, « Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers », rec. 583 ; « Gaja », 12e édition, no 47, p. 276. (4) Rappelons qu'en droit français, ce concept est générique et ne désigne pas un statut juridique particulier. Il peut s'agir d'un établissement public (EDF, GDF, SNCF...) comme d'une société commerciale (Air France, filiales commerciales d'établissements publics...). (5) Voir, en ce sens, Gweltaz Guiavarc'h, « Concurrence et conventions entre personnes publiques », « Revue des concessions », juin 1998, p. 99. (6) CE, 10 octobre 1994, « Préfet de la Moselle c./commune d'Amneville », « AJDA » 1995, p. 237, note Jean-François Bizet et Claude Devès ; « CJEG », 1995, p. 202, note Didier Truchet, pour la production et la commercialisation de produits horticoles ; CE, 23 décembre 1994, « Commune de Clairvaux-d'Aveyron », rec. 582, pour la production et la mise en oeuvre de matériaux pour la construction de routes. (7) Voir note 3. (8) Voir Cass. com., 3 mai 2000, « Société Suez Lyonnaise des eaux », no 987 P ; « Revue des concessions », juin 2000, p. 75, avec notre note, « Le droit de la concurrence et l'élaboration des offres des entreprises dans les délégations de service public ». (9) Gweltaz Guiavarc'h, « Concurrence et conventions entre personnes publiques », précité ; voir également J.-M. Peyrical, « AJDA », 2000, p. 581. (10) Voir, sur le principe, Cass. com., 15 juin 1999, « Société Richard Ducros c./société CMF Sud », « Bull. civ. » IV, no 129 ; D.2000, « Somm. comm. », p. 322, obs. Frédéric Leclerc.
L'essentiel
Le Conseil d'Etat a admis expressément que des établissements publics puissent intervenir comme de véritables acteurs économiques dans des secteurs concurrentiels, et obtenir ainsi des marchés publics ou des délégations de service public. Pour lui, la différence de charges sociales ou fiscales ne pose aucun problème d'ordre concurrentiel. Les juridictions judiciaires et le Conseil de la concurrence ont une position plus nuancée, même si les instances européennes tendent à adopter une approche similaire.www.lemoniteur-expert.com
Retrouvez, sur le site web du MONITEUR LE TEXTE INTEGRAL DE : - l'arrêt de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) du 7 décembre 2000, «Arge Gewässerschutz»; - les conclusions de l'avocat général Philippe Léger sur l'affaire «Arge Gewässerschutz» du 7 décembre 2000,EN SAVOIR PLUSTextes officiels : - retrouvez l'avis du Conseil d'Etat du 8 novembre 2000, «Société Jean-Louis Bernard Consultants», «Le Moniteur» du 15 décembre 2000, p. 425; - retrouvez l'arrêt du Conseil d'Etat du 16 octobre 2000, « Compagnie méditerranéenne d'exploitation des services d'eau », dans le cahier détaché du « Moniteur » du 10 novembre 2000, p. 421.