L'article 97 de la loi dite « 3DS » ( relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale) marque un nouveau pas dans le sens du mouvement à l'œuvre depuis vingt ans et qui pourrait aboutir à la suppression des commissions d'aménagement commercial.
Transférer l'urbanisme commercial dans le droit commun de l'urbanisme
Depuis la en 2000 et l'obligation de compatibilité des autorisations d'exploitation commerciale (AEC) avec les schémas de cohérence territoriale (Scot), les modifications successives de la législation de l'urbanisme commercial tendent principalement à en organiser le transfert dans le droit commun de l'urbanisme. L'objectif - politique plus que de simplification -est de permettre aux autorités locales d'assurer la maîtrise des implantations commerciales sur leur territoire par le canal des documents et autorisations d'urbanisme.
Poids des élus. Ce processus a été marqué par diverses étapes, dont les principales sont : le renforcement régulier du poids des élus locaux au sein des commissions départementales d'aménagement commercial (CDAC), appelées à se prononcer en premier ressort sur les projets de création ou d'extension de surfaces commerciales ; la faculté offerte aux exécutifs locaux, dans les communes de moins de 20 000 habitants, de soumettre à l'avis conforme de la CDAC la délivrance du permis de construire des commerces de 300 à 1 000 m², non soumis de plein droit à AEC ; l'institution du permis de construire tenant lieu d'AEC en 2014 ; la définition du volet commerce du Scot (du document d'aménagement commercial en 2008, au document d'aménagement artisanal, commercial et logistique [DAACL] en 2021, en passant par le document d'aménagement artisanal et commercial [DAAC] en 2014) ; la désignation d'un tiers des membres de la Commission nationale d'aménagement commercial (CNAC) par les présidents des associations nationales d'élus locaux en 2018.
Dispense d'autorisation. L'opération de revitalisation de territoire (ORT), instituée par la loi Elan en 2018, s'inscrit également dans cette évolution. Ce dispositif permet en effet aux collectivités de dispenser d'autorisation les projets de centre-ville, tout en leur offrant la faculté de moduler l'effet automatique de cette dispense pour les commerces de plus de 5 000 m² ou de plus de 2 500 m² quand ils sont à prédominance alimentaire, avec, comme contrepartie, la possibilité de faire suspendre l'examen des projets de périphérie pendant plusieurs années.
Champ d'application de l'expérimentation
La mesure portée par l'article 97 de la loi 3DS consiste, dans le cadre d'une expérimentation d'une durée de six ans courant à compter du 22 février 2022, à transférer l'instruction et la délivrance de l'AEC à l'autorité appelée à statuer sur les demandes d'autorisation d'urbanisme. Ce transfert vise l'ensemble des autorisations, que le projet soit ou non soumis à autorisation d'urbanisme. Dans le premier cas, cette autorisation tiendra lieu d'AEC.
Code de commerce. La délivrance de l'AEC devra prendre en considération certains des critères d'appréciation visés à l' (transports, revitalisation du tissu commercial du centre-ville, variété de l'offre proposée et son effet sur la vacance commerciale, risques auxquels le site du projet est exposé…). L'autorisation devra, en outre, être conforme aux documents d'urbanisme, et non plus seulement compatible avec le Scot.
Par ailleurs, les projets devant engendrer une artificialisation ne pourront être autorisés que dans les conditions visées à l', notamment avec l'accord du préfet pour les projets de plus de 3 000 m² de surface de vente et avis conforme de la CDAC. Enfin, lorsque l'établissement public de coopération intercommunale (EPCI) n'est pas compétent pour délivrer les autorisations d'urbanisme, l'AEC ne pourra être accordée sans l'avis favorable conforme de son président qui disposera ainsi d'un droit de veto. La faculté d'un recours en appel devant la CNAC semble supprimée, mais l'autorisation d'urbanisme pourra, comme aujourd'hui, être contestée devant la juridiction administrative en tant qu'elle tient lieu d'AEC. Les modalités d'application de l'expérimentation, en particulier les délais d'instruction et d'émission des avis, seront précisées par décret en Conseil d'Etat.
EPCI à fiscalité propre. L'expérimentation n'est ouverte qu'à certains EPCI à fiscalité propre. A l'exception des communautés urbaines, des métropoles et des métropoles d'Aix-Marseille-Provence, de Lyon et du Grand Paris, les EPCI candidats devront être signataires d'une convention d'ORT et réunir les conditions fixées à l'article 97-III de la loi 3DS (délibération prise après avis des communes membres ; territoire couvert par un Scot et un plan local d'urbanisme intercommunal [PLUi], ou à défaut de PLUi, un PLU exécutoire couvrant chaque commune membre de l'EPCI, tous ces documents devant être modifiés pour déterminer les conditions d'implantation des équipements commerciaux ; avis conforme de la CNAC sur la candidature de l'EPCI).
Bilan annuel, suspension et arrêt. L'EPCI retenu devra publier un bilan annuel des surfaces commerciales examinées, autorisées ou refusées, de la vacance commerciale par commune et centre-ville de chaque commune et de l'application des dispositions du PLUi relatives au commerce. Enfin, l'expérimentation pourra être suspendue ou arrêtée par le préfet si l'une des conditions cesse d'être remplie.
Abandon de la collégialité décisionnelle
Les intérêts en jeu et certaines pratiques anciennes ont conduit à faire évoluer le régime de l'AEC de façon à assurer une plus grande indépendance à l'autorité décisionnelle. Le secret des délibérations et du sens du vote des membres de la CNAC, la publicité du sens du vote des commissaires départementaux ou encore la collégialité en sont autant de garanties.
Malgré quelques tentatives de remettre en cause l'indépendance de la CNAC (1), ces garanties demeurent aujourd'hui, le Conseil d'Etat ayant rappelé qu'elle « n'est pas soumise au pouvoir hiérarchique des ministres, qui n'ont pas le pouvoir de réformer ses avis et décisions » ().
Confier la responsabilité de la délivrance de l'AEC à la seule autorité appelée à octroyer les autorisations d'urbanisme présente deux risques majeurs. D'abord, celui de l'exposer directement à toutes les influences, à toutes les pressions, ce qui pourrait d'ailleurs l'inciter à solliciter l'avis préalable de son organe délibérant et à s'y tenir… Ensuite, celui de la placer en position de force à l'égard du porteur du projet. Une tentation ancienne, abondamment illustrée, pourrait ainsi se généraliser : celle consistant à inciter fortement l'opérateur à faire valider son projet avant le dépôt de sa demande, éventuellement après telle ou telle modification, légitime ou pas, imposée par la collectivité, sous peine de se heurter à un refus.
Un manque de moyens et de compétences
Le transfert de l'instruction des demandes d'AEC et du pouvoir décisionnel à l'autorité appelée à délivrer les autorisations d'urbanisme pose la question des moyens humains et des compétences nécessaires pour préparer la décision.
Il est aujourd'hui notable que dans les départements dans lesquels peu de projets sont instruits chaque année, le savoir-faire des services de l'Etat en charge des dossiers soumis à l'examen de la CDAC est souvent moindre que dans les départements qui connaissent un nombre élevé de projets. La maîtrise d'une procédure et de règles de fond complexes et modifiées régulièrement ne s'acquiert pas du jour au lendemain. Par ailleurs, l'information des services préfectoraux sur l'interprétation des textes et les solutions tranchées par le juge, par la voie de circulaires et instructions ministérielles, autrefois systématique, n'est plus que très parcimonieuse.
Le transfert à l'échelon local d'une compétence qui s'exerce aujourd'hui aux niveaux départemental et national impliquera une instruction par des services actuellement inexpérimentés, comme en témoigne la délivrance fréquente du permis de construire au visa de l'avis favorable de la CDAC sans attendre l'écoulement du délai d'un mois pendant lequel la CNAC peut être saisie ou même alors qu'elle l'est déjà.

Suppression du recours administratif préalable obligatoire
En conférant au recours devant la CNAC le statut de recours administratif préalable obligatoire (Rapo), la loi de modernisation de l'économie () visait à désengorger la juridiction administrative des recours abondants dont elle est saisie dans cette matière. La pratique montre également que la faculté de former un recours administratif devant une instance nationale d'appel permet, le cas échéant, d'échapper aux pesanteurs politiques locales. L'expérimentation portée par la loi 3DS semble supprimer le bénéfice de ce filtre contentieux par double examen administratif préalable.
Banalisation de l'ORT
Alors que la convention d'ORT vise prioritairement à lutter contre la dévitalisation et le déclin des centres-villes, réserver l'accès à l'expérimentation aux collectivités signataires d'une telle convention (excepté pour les métropoles et les communautés urbaines) tend à banaliser cet outil. On peine pourtant à identifier le lien nécessaire entre l'ORT et le transfert de compétence. En effet, l'ORT a pour principal effet de dispenser d'AEC les projets localisés dans le secteur d'intervention du centre-ville et de permettre la suspension de l'examen des projets de périphérie par la CDAC. En l'état, l'article 97 de la loi 3DS réserve ainsi le transfert de compétence à des collectivités pour lesquelles les projets soumis à AEC pourraient n'être que marginaux.
Substitution de règles locales à la législation nationale
A l'exception de quelques rares adaptations (DOM, Paris, Corse), la législation s'applique uniformément à l'ensemble du territoire. Elle est sanctionnée en dernier ressort par une instance elle-même nationale, la CNAC, et donne lieu à un contentieux dont les enseignements quant à l'interprétation et l'application des règles communes sont, pour l'essentiel, de portée générale.
La décentralisation de la délivrance des AEC conditionnera la faisabilité de chaque projet au respect de règles particulières édictées, interprétées et appliquées localement. Au lieu d'une appréciation de ses effets au regard de critères législatifs, le projet sera jaugé en considération de prescriptions variables d'un document à un autre, adoptées in abstracto, figées et censées s'appliquer à toutes les demandes déposées sur le territoire couvert. C'est la nature même du contrôle sur les projets qui sera ainsi modifiée.
Pour les opérateurs, l'expérimentation imposera, plus encore qu'aujourd'hui, de s'informer très en amont, dès le stade de la conception même du projet, de la teneur particulière des documents d'urbanisme applicables afin de prendre en compte les conditions de son autorisation.
Conformité des projets au Scot
Les commissions d'aménagement commercial doivent, au-jourd'hui, s'assurer de la compatibilité des projets qu'elles examinent avec le document d'orientation et d'objectifs (DOO) du Scot et, en l'absence d'un tel document, avec le PLUi. En revanche, elles n'ont jamais à vérifier leur faisabilité à l'égard du PLU.
L'expérimentation implique que la décision d'autoriser ou pas le projet soit désormais rendue dans un rapport de conformité et non plus de compatibilité à l'égard des dispositions du Scot et du PLUi. A cet effet, ces documents devront fixer les conditions d'implantation des équipements commerciaux en prenant en compte 10 des 14 critères d'appréciation visés à l'.
Cohérence, clarté et sobriété rédactionnelles. Conditionner l'autorisation du projet à sa conformité au Scot et au PLUi suppose que l'ensemble des rédacteurs de ces documents soient parfaitement conscients de la portée de ce qu'il conviendra désormais de regarder comme des prescriptions juridiques directement opposables. La cohérence, la clarté et la sobriété rédactionnelles s'imposeront alors, non seulement comme condition de lisibilité et de prise en compte de ces documents par les opérateurs, mais aussi pour éviter aux élus de regretter de s'être imposés à eux-mêmes et durablement un carcan trop contraignant. On peut aussi former le vœu que le contrôle de légalité s'exerce à l'égard de ces dispositions avec la rigueur imposée par les enjeux.
Moratoire. L'autre écueil est celui de la tentation de planifier le commerce en instaurant un « moratoire » sur les zones commerciales ou en réglementant autoritairement et dans le détail la localisation des commerces. Dans une agglomération de près de 100 000 habitants, un document d'aménagement commercial, annulé par le juge, autorisait tous les commerces dans les centralités, ne permettait que les négoces de matériaux de construction et les concessions automobiles dans les zones d'aménagement commercial de périphérie et interdisait purement et simplement toute nouvelle création de commerce en dehors.
Un risque accru de conflits d'intérêts…
Il est fréquent que la commune d'implantation du projet, ou même l'EPCI, en soit partie prenante, en particulier lorsque la collectivité est appelée à céder au pétitionnaire le terrain qui doit l'accueillir. Dans un tel cas, la question se pose de la neutralité du maire ou du président de l'EPCI compétent. Notons toutefois qu'elle se trouve atténuée dès lors que l'un et l'autre ne sont qu'un des onze membres siégeant en CDAC. La neutralité de l'élu sera désormais automatiquement interrogée quand l'édile sera appelé à délivrer personnellement l'AEC dont l'obtention conditionnera à la fois celle de l'autorisation d'urbanisme et la régularisation de la vente de l'assiette foncière.
… et de contentieux
Le régime de l'AEC génère un contentieux abondant. En 2020, 40 % des avis et décisions de la CNAC ont donné lieu à des recours devant les cours administratives d'appel, juges en premier et dernier ressort en la matière (2). Pour la seule année 2021, 128 arrêts sont recensés sur le site Légifrance.
Les garanties offertes aujourd'hui par la législation (instruction par les services de l'Etat, avis divers, examen collégial, Rapo, audition des parties) sont de nature à favoriser un examen approfondi des projets qui n'est pourtant pas exempt d'erreurs d'appréciation ou de vices de procédure. En témoigne la vingtaine d'annulations prononcées chaque année par le juge.
Contestations à venir. Leur suppression au profit d'une instruction par des services aujourd'hui peu familiers de cette législation, placés sous l'autorité hiérarchique du décideur final, sur la base de documents d'urbanisme difficiles à faire évoluer et dont les dispositions en matière d'implantations commerciales sont trop souvent juridiquement peu opérationnelles, ne peut que nourrir, voire accroître le volume des contestations. Il appartiendra alors à la collectivité territoriale de défendre sa décision, favorable ou pas, devant le juge administratif. Tel est déjà le cas, en théorie, depuis l'institution du permis de construire valant AEC, mais il est rare que la commune ou l'EPCI compétent intervienne à l'instance pour soutenir ou contester l'appréciation portée par la CNAC sur les effets du projet.
Documents d'urbanisme. Le risque contentieux pourrait s'étendre aux documents d'urbanisme. Ce, par voie d'action au moment de leur approbation s'ils viennent contrarier un projet sur le point d'être examiné, ou par voie d'exception dans le cadre du contentieux portant sur la décision individuelle dès lors que celle-ci devra être motivée par référence aux prescriptions du Scot et du PLUi déclinant les conditions d'autorisation des projets au vu des critères posés par l'.
Enfin, comme toutes les décisions administratives illégales générant un préjudice, les refus illégaux d'AEC peuvent donner lieu à un contentieux indemnitaire mettant en cause la responsabilité de leur auteur. C'est en toute logique que le transfert de compétence s'accompagnera du transfert de la charge afférente, notamment financière.
Une nécessaire précision du nouveau statut juridique de l'AEC
Aujourd'hui, la seule autorisation d'urbanisme qui peut tenir lieu d'AEC est le permis de construire (). En prescrivant que l'autorisation d'urbanisme tient lieu d'AEC, l'article 97 de la loi 3DS semble désormais viser l'ensemble des autorisations du droit du sol au-delà du seul permis de construire. Ce point devrait être confirmé et, dans l'affirmative, les procédures relatives à chaque autorisation adaptées.
Forme de l'acte. Par ailleurs, pour les projets soumis à permis de construire, l'AEC prend aujourd'hui la forme d'un avis rédigé, dûment motivé, signé par le président de la CDAC ou de la CNAC et visé par le permis de construire qui tient alors lieu d'AEC. Dans le cadre de l'expérimentation, pour les projets ne nécessitant pas une autorisation d'urbanisme, l'AEC prendra, sans difficulté, la forme d'une décision. En revanche, pour ceux soumis à autorisation d'urbanisme, l'article 97 prescrit que celle-ci « tient lieu » d'AEC, ce qui laisse ouverte la question de la forme que prendra alors l'AEC compte tenu, en particulier, de l'obligation de la motiver, non explicitement prescrite au-jourd'hui mais assurément impérative. Une clarification s'impose aussi à cet égard. Enfin, l'AEC, qu'elle émane d'une CDAC ou de la CNAC, est délivrée au nom de l'Etat y compris, malgré les hésitations de certaines cours, depuis l'institution du permis de construire tenant lieu d'AEC ( ; ). Le transfert de compétence vers l'autorité locale pourrait remettre en cause cette caractéristique de l'AEC, ce qui mérite également d'être clarifié.