Après le succès de la construction du Viaduc de Millau qui devrait être livré le 20 décembre, Eiffage a remporté la construction-concession de la ligne ferroviaire à grande vitesse Perpignan-Figueras. Autant de succès qui affirment la capacité à entreprendre les plus grands chantiers. L'objectif est désormais de rejoindre le peloton de tête des constructeurs européens.
Jean-François Roverato se donne ainsi trois ans pour atteindre les 10 milliards d'euros de chiffre d'affaires.
Le Viaduc de Millau dont Eiffage est à la fois constructeur et concessionnaire entre dans sa phase finale, allez-vous tenir les délais?
Nous sommes convaincus de terminer ce chantier en avance par rapport au délaifigurant au contrat de concession qui prévoit une mise en service le 10 janvier 2005. Nous souhaitons que le viaduc soit ouvert au public pour Noël 2004 et nous recherchons avec les autorités une date d'inauguration qui pourrait être proche du 20 décembre. Soit, à quelques jours près, 3 ans après la pose de la première pierre par le ministre de l'Equipement de l'époque, Jean-Claude Gayssot. Le chantier de Millau se passe extrêmement bien en terme de délais mais aussi sur le plan de la prévention: à ce jour nous n'avons eu aucun accident grave sur le chantier.
Avez-vous su rester dans les limites de votre budget?
Nous avons même fait légèrement mieux. Le coût de l’ouvrage à la fin du chantier sera inférieur de quelques millions au chiffre budgété de 396 millions d'e. Nous avons dépensé plus en frais d'études et moins en frais financiers. En effet, nous avons dû approfondir les études de résistance au vent pour que l'ouvrage puisse supporter un vent maximum de 240 km/h avec une incidence de 45°. Cela a nécessité d'intégrer la précontrainte verticale dans les piles, ce qui n'était pas prévu à l'origine. Avec comme conséquences, des dépenses supplémentaires pour notre bureau d'études ainsi que pour la SNCF qui est notre contrôleur externe pour la partie métallique. En revanche, nous avons bénéficié du niveau très bas des taux d'intérêt.
La hausse des prix de l’acier aura-t-elle une conséquence sur le coût du viaduc?
Cette hausse n'aura aucun impact. Tous les prix des aciers nous étaient garantis par contrat dès le jour où nous avons remis notre offre à l’Etat, à l’automne 2001. Nous avons étudié ce viaduc en partenariat avec le sidérurgiste européen Arcelor et nous avons donc choisi de ne pas importer d’acier japonais ou coréen.
La contrepartie de ce partenariat était qu'Arcelor nous assurait trois garanties: la capacité de production, la qualité des aciers et les prix.
Votre filiale Eiffel a bénéficié d'un énorme volume de travaux grâce au Viaduc. Parviendra-t-elle à maintenir ce niveau d'activité ?
La société Eiffel adaptera son niveau d'activité. Elle vivait bien avant Millau, et survivra à la livraison du chantier. Le chiffre d'affaires d'Eiffel a augmenté en deux ans d'environ 50%, et il reviendra, après Millau, à son niveau habituel.
Est-ce qu'Eiffel a vocation à rester dans le giron d'Eiffage ?
Absolument. Eiffel a apporté au groupe le succès de Millau. Avec le recul, je suis convaincu que c'est l'acier qui nous a fait remporter ce marché et sans Eiffel nous n'aurions pas proposé de solution acier. Grâce à l'acier, il y a eu beaucoup moins de camions traversant la vallée. Le viaduc est aussi beaucoup plus élancé et élégant. Par ailleurs, cette solution nous a permis de travailler de manière indépendante et parallèle sur les piles et sur le tablier. 96% des heures de travail d'Eiffel sont ainsi réalisées à l'abri et au sol. Si nous pouvons être fiers de nos résultats en matière de sécurité, c'est certainement grâce au choix de l'acier.
L'ensemble du groupe Eiffage a donc une gratitude particulière vis à vis des équipes d'Eiffel.
Savez-vous si le Président de la République inaugurera l’ouvrage ?
Non, pas encore. Je l’ai sollicité le 6 janvier à l’occasion des voeux. Pour l’instant, il appartient aux autorités compétentes d’examiner qui inaugurera le viaduc. Mais, Jacques Godfrain, le maire de Millau, et moi-même souhaitons que cette inauguration ait le plus grand retentissement possible.
Vous avez remporté, associé à l’espagnol ACS-Dragados, la concession et la construction de la liaison ferroviaire à grande vitesse Perpignan-Figueras? Quand comptez-vous commencer les travaux?
Les premiers travaux de terrassement devraient démarrer cet automne. Nous allons réaliser ce tunnel de la ligne Perpignan-Figueras avec les mêmes techniques de forage que celles utilisées actuellement par Dragados sur un tunnel en construction sous la Sierra de Guadarrama (un tunnel de 28 km sur la ligne TGV entre Madrid et Barcelone). Il nous faut maintenant commander les deux tunneliers neufs qui viendront forer ce tunnel.
Qu'est ce qui vous a permis de remporter ce contrat franco-espagnol?
Deux choses. Nous avons décidé, pour traverser les Pyrénées, de travailler au tunnelier alors que nos concurrents avaient choisi la méthode traditionnelle.
Cette solution nous a permis de proposer un délai raisonnable (5 ans) à un coût très compétitif en nous limitant à deux tunneliers. Par ailleurs, nous avons intégré la dynamique économique espagnole de la région Catalogne pour établir des prévisions de trafic plus ambitieuses que celles de la concurrence.
Ne craignez-vous pas d'avoir justement été trop ambitieux sur ces prévisions de trafic ?
Si vous trouvez des concessions sans risque, cela m'intéresse! Mais le principe même de la concession, c'est un équilibre des risques et profits entre la collectivité et le concessionnaire. Le parallèle qui vient à l'esprit, c'est le tunnel sous la Manche. Or, la dette de la société TP Ferro, concessionnaire de l'ouvrage sera 30 fois inférieure à celle d'Eurotunnel (300 millions d'euros contre 9 milliards pour Eurotunnel). Par ailleurs, Eurotunnel est exploitant ferroviaire. Ce ne sera pas notre cas. Nous construisons une liaison ferrée et nous facturerons aux exploitants un passage à un prix prédéterminé et raisonnable. Le financement est très sain et nous sommes sereins puisque notre modèle de trafic est prévu pour résister à une baisse de 30% par rapport à notre prévision.
Vous construisez un tronçon de 120 km de l'autoroute nord-sud parallèle à l'océan au Portugal. Comment se passe le chantier ?
C'est un vrai festival des techniques les plus modernes de terrassement et de génie civil. Nous passons à 1000 mètres d'altitude et nous construisons une multitude d'ouvrages d'art, dont le viaduc à encorbellement du Corgo. D'une longueur de 625 m avec des piles de 80 mètres de hauteur , cet ouvrage est tracé en courbe (rayon 500 m) avec une pente transversale allant jusqu'à 7 %.
C'est un chantier qui représente plus de 500 millions d'euros de travaux, sensiblement plus que Millau. Nous en sommes à 35% d'avancement et nous avons ouvert à la circulation le premier tronçon en décembre dernier. Nous sommes dans une phase très intéressante avec la finalisation d'un lot livrable à l'automne qui comprend les ouvrages les plus délicats.
Vous avez perdu le marché autoroutier des Açores, avez vous d'autres projets au Portugal ?
Oui. Le gouvernement portugais a décidé de réaliser une nouvelle autoroute prolongeant l'itinéraire IP4 et qui doit relier Porto à Villa Real. Nous sommes très intéressés par ce projet.
Etes-vous toujours intéressés par le rachat de l'entreprise routière polonaise Prinz ?
Oui, les actionnaires souhaitent vendre mais la situation juridique de cette société complique les choses. Nous sommes déjà présents en Pologne à travers Mitex. Nous attendons le lancement de gros projets, mais l'instabilité gouvernementale actuelle dans ce pays ne facilite pas leur déblocage.
Comment se présentera le groupe dans 5 ans et pensez-vous avoir atteint une taille critique ?
Aujourd'hui, nous avons fait la preuve à Millau et sur Perpignan-Figueras que nous pouvions entreprendre seuls les plus grands chantiers. Le problème n'est donc pas technique, ni même économique, il est financier. Force est de constater que les 5 premiers constructeurs européens ont un chiffre d'affaires supérieur à 10 milliards d'euros. Nous sommes à la tête d'un deuxième peloton avec 7 milliards d'euros. Aujourd'hui, Eiffage a les moyens et la volonté de se développer de façon accélérée. Entre 1997 et 2000, la priorité absolue a été le désendettement. De 2000 à 2004, nous avons crédibilisé notre savoir-faire dans les concessions. L'après 2004 sera consacré au bond en avant du chiffre d'affaires par des acquisitions dans les domaines qui nous intéressent et à des prix acceptables.
Quel délai vous donnez-vous ?
Nous devons réussir à recoller au peloton de tête européen dans un horizon de trois ans. Concrètement, nous souhaitons faire passer notre chiffre d’affaires de 7 à 10 milliards d'euros d’ici à 2007. C'est compatible avec nos moyens financiers.
La force de votre cours de Bourse vous permet-elle d'envisager un échange d'action ?
Notre cours de Bourse est certes meilleur, mais nous n'envisageons pas d'opération en « papier ».
Quelle est votre capacité d'investissement ?
Elle avoisine 1 milliard d'euros, grâce à un crédit syndiqué de 500 millions d'euros, un dispositif de titrisation de créances commerciales non déconsolidant de 400 millions d'euros et enfin, notre trésorerie nette de 83 millions.
Quelles sont les activités que vous souhaitez développer ?
Notre stratégie est d'investir dans les concessions et 540 millions y ont été consacrés jusqu'à présent. Par ailleurs, nous développons nos activités route et électricité de sorte que, pour la première fois en 2003, la construction et l'immobilier représentent moins de 50% du chiffre d'affaires du groupe. Une étape a été franchie dans ce rééquilibrage et nous souhaitons poursuivre dans la même voie.
Dans l’installation électrique, comptez-vous poursuivre les petites acquisitions ou faire une grosse opération ?
Nous n'allons pas interrompre le flux d'acquisitions de taille petite et moyenne mais nous avons, de surcroît, l'intention de nous intéresser à des acquisitions beaucoup plus importantes.
Fabricom a fait l'objet d'offres de rachat l'an dernier, est-ce une cible pour vous ?
En effet, cette société a été l'objet d'offres l'an passé, mais nous n'étions pas acheteurs. Si Fabricom était à nouveau sur le marché, nous serions intéressés.
Considérez-vous que votre filiale routière Appia est suffisamment dotée en carrières, une donnée jugée stratégique par les constructeurs ?
Non, et nous comptons renforcer notre potentiel de carrières. Nous sommes déjà passés, en deux ans, de 10 à 15 millions de tonnes.
Le projet gouvernemental de développement des marchés en Partenariat Public-Privé (PPP) suscite beaucoup d'inquiétudes au sein des PME qui craignent de se voir écartées de ces marchés. Quel est votre sentiment?
Il est exact qu'il y a des marchés qui ne seront pas accessibles aux petites entreprises directement. C'est déjà le cas dans des marchés classiques pour des bâtiments d'envergure comme les prisons, les hôpitaux ou les palais de justice.
En revanche, les PPP ne sont pas nécessairement réservés aux grands contrats.
Et nous n'avons pas l'intention de "courir après" les PPP plus petits comme ceux concernant par exemple les gendarmeries ou les hôtels des impôts; les PME pourront tout à fait soumissionner. L'essentiel, c'est que les PPP deviennent une réalité et que les donneurs d'ordres veillent à ce qu'il y ait un équilibre entre l'offre de PPP et la taille des entreprises susceptibles d'y répondre.
Comment se porte votre activité immobilière ?
Nous sommes très sélectifs et nous avons essayé de réduire nos engagements financiers. Aujourd'hui, nous avons atteint un niveau d'équilibre, c'est à dire que les fonds consacrés à l'immobilier, moins de 200 millions d'euros, sont revenus à un niveau raisonnable.
Comptez-vous développer votre activité de parkings ?
Oui, et nous allons ouvrir dans quelques jours un important chantier de parking à Poznan en Pologne. Au total notre parc s'élève à 25 000 places, ce qui est modeste. Mais nous avons l'ambition d'arriver dans les trois ans à 100 000 places. Dans toutes les activités de concession, la stratégie est la même: gagner en tant que constructeur et en tant que concessionnaire.
Quels sont vos objectifs de marge par activité ?
Dans le groupe Eiffage nous appliquons nos normes: 5% de marge nette dans les métiers de l'électricité et de l'immobilier et 3% dans la construction, la route, et la construction métallique. Cette norme peut être dépassée ou non atteinte. Ce sont les patrons de branche qui fixent les objectifs.
BNP Paribas vient de céder 10% de votre capital et la part de vos actions dans le public représente maintenant plus de 50%. Craignez-vous une OPA ?
Je suis tout à fait serein. Ce n'est pas nouveau puisque nous sommes "opéable" depuis trois ans. Par ailleurs, l'augmentation du "flottant" a eu un effet positif sur le cours du titre. C'est donc un sujet de réflexion, mais cela ne m'empêche pas de dormir. Par ailleurs, je crains moins une OPA avec une action à 120 euros qu'à 60 euros, comme c'était le cas il y a trois ans.
Pourquoi le groupe Eiffage s’est-il engagé dans une réorganisation de ses filiales régionales ?
Nous nous adaptons à l'évolution des règles des marchés financiers. La nouvelle loi de sécurité financière entraîne un approfondissement des processus de contrôles et d'audit. Nous voulons nous protéger aussi des fraudes et des escroqueries. Pour cela nous avons décidé de concentrer, en région, nos moyens administratifs et d'études tout en conservant nos implantations de proximité et nos "marques" auprès de nos clients. Ceci s'accompagne d'une réduction du nombre de sociétés. Nous avons réduit leur nombre à 700 aujourd'hui et nous comptons continuer cette dynamique.
Le groupe Eiffage et son succès sont intimement liés à votre personne. Vous allez avoir 60 ans dans quelques mois, pensez-vous à votre succession ?
Vous savez, le groupe a 160 ans et mon impact est donc assez modeste. J'ai joué un rôle important seulement depuis 20 ans ! Les statuts prévoient que le président quitte ses fonctions à 65 ans et cela me paraît être une très bonne règle.
Au cours des deux dernières années, nous avons fait évoluer l'organisation et les équipes de direction en vue d'un rajeunissement. Je compte bien préparer ma succession pour la présenter au Conseil d'administration en temps voulu.
Comment allez-vous procéder ?
Je crois qu'il est juste d'organiser une succession à partir d'une certaine émulation entre les personnes susceptibles d'occuper le fauteuil. Mais il ne faut pas décider prématurément, car cette décision entraîne des conséquences immédiates.
Propos recueillis par Patrick Piernaz et Maxime Bitter