C'est une révolution à bas bruit. En créant la qualité de « société à mission » et en faisant entrer les notions d'intérêt social et de raison d'être en droit français, la loi Pacte (n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises) a ouvert un champ dans lequel plus de 120 entreprises du bâtiment - sur un total de 1 800 entités en France - se sont déjà investies. « En matière d'entreprises à mission, il est intéressant de constater que le BTP est l'un des secteurs où la dynamique est la plus forte », note Valérie Brisac, directrice générale de la Communauté des entreprises à mission, association loi 1901 créée en 2018 qui réunit les acteurs à mission ou qui souhaitent le devenir.
Nouvelles logiques
Loin d'être une nouvelle structure juridique, les sociétés à mission sont des entreprises commerciales qui se fixent des objectifs sociaux et environnementaux. Étrangers au « greenwashing », ces engagements - dont la réalisation doit être contrôlée par un organisme tiers indépendant - redéfinissent aussi les rapports avec les fournisseurs de ces entreprises, parmi lesquels figurent les distributeurs.
Si la « raison d'être » et les objectifs déclarés semblent presque relever d'un slogan publicitaire à première vue, il n'en est absolument rien. Ces documents suivent un cheminement long et consensuel au sein des entreprises, où chaque mot, chaque virgule est posée avec précision, dessinant, entre autres, les futurs rapports avec les fournisseurs. C'est le cas de la raison d'être de Groupe Cheval (1 100 salariés) implantée à Alixan (Drôme) et société à mission depuis fin 2020 : « […] Avec nos parties prenantes, nous sommes déterminés à contribuer à la transition écologique au travers de nos activités et de notre économie circulaire tout en créant une performance durable. » Pour Benoît Lambrey, directeur général du groupe, « la notion d'achat responsable est en lien avec le statut de société à mission et fait partie des axes de travail que nous approfondissons. Nos fournisseurs font partie de notre écosystème local et territorial, dans une logique de partenariat. Ce peut être, par exemple, acheter un service ou faire le choix d'un fournisseur implanté sur le territoire, et non préférer le moins-disant. »
« Nous sommes très exigeants dans nos consultations de marchés formalisés en demandant à la diversité de nos fournisseurs de s'engager à nos côtés. » - Nathalie Calise, secrétaire générale d'Erilia
Janus France, entreprise de menuiserie-serrurerie comptant une quinzaine de salariés, implantée à Rieux (Oise) et spécialisée dans l'entretien et la rénovation, confirme avec sa raison d'être l'orientation des sociétés à mission : « Contribuer à la transition écologique, au respect de la biodiversité et à la neutralité carbone du patrimoine bâti ou à bâtir, en accompagnant par la coopération la transformation des métiers de la serrurerie, menuiserie et vitrerie. […] » Michel Meunier, gérant, s'en explique : « Nous évitons les distributeurs importateurs de visserie ou de boulons. Même si le coût initial est supérieur, nous achetons en France, parce que nous nous projetons dans une économie circulaire. »
L'entrepreneur, qui s'est par ailleurs engagé dans la démarche ACT (pour Assessing Low Carbon Transition) va plus loin : non seulement il demande le bilan carbone à ses fournisseurs - 95 % des émissions carbone de Janus France proviennent de ses achats et des livraisons ! -, mais il revendique aussi une économie de la fonctionnalité. « J'essaie de faire bouger les fournisseurs en leur demandant de fournir une durée de vie des produits avec la notice d'entretien et la nomenclature des pièces détachées ! Comment garantir la durée d'un produit sans réflexion sur l'entretien, donc sur les pièces détachées ? », lance ce promoteur de l'économie circulaire. Il regrette « l'attentisme » de la plupart des distributeurs : « Le passage de l'économie linéaire à l'économie de la fonctionnalité devrait pousser les distributeurs à penser à la location de produits, comme les portes et les fenêtres. Il existe des systèmes vertueux à transposer. »
« Même si le coût initial [de nos fournitures] est supérieur, nous achetons en France, parce que nous nous projetons dans une économie circulaire. »
Michel Meunier, gérant de Janus France.
Inciter les fournisseurs
Soumise au code des marchés publics, Erilia, basée à Marseille et première entreprise sociale pour l'habitat (ESH) à devenir société à mission, en 2021, compte, depuis sa fusion avec Logirem en 2024, 1 300 salariés et un parc de 90 000 logements. Elle réalise entre 2 000 et 2 400 logements par an. L'un de ses cinq objectifs statutaires est ainsi rédigé : « Être impliqué dans le développement de l'économie locale et valoriser les démarches d'achats responsables au bénéfice d'une économie durable. » Nathalie Calise, secrétaire générale d'Erilia, décrypte la démarche : « Nous sommes en RSE depuis 2014, mais le fait d'être société à mission nous rend plus visible. Nous sommes très exigeants dans nos consultations de marchés formalisés en demandant à la diversité de nos fournisseurs de s'engager à nos côtés, en allant dans le sens de la préservation de l'environnement ou des enjeux sociaux. Nous obligeons nos candidats fournisseurs à se poser des questions, même si elles ne sont pas sociétés à mission. »
Pour autant, il n'est pas question d'« effrayer » les fournisseurs. Ainsi, sur son territoire, Erilia organise notamment un « forum achats » une fois par an avec le concours des antennes départementales de la FFB pour présenter ses projets aux entreprises. Ce n'est pas une hypothèse mais bien une réalité : les sociétés à mission sont en train de réinventer le secteur du bâtiment.
Trois éléments pour devenir société à mission
L'entreprise intéressée, qui n'a pas besoin de changer de forme juridique, doit intégrer trois éléments dans ses statuts :
1. Une « raison d'être », c'est-à-dire un engagement destiné à guider l'entreprise dans son orientation économique.
2. Un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux que l'entreprise se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité.
3. Le moyen du suivi de l'exécution de sa mission.
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« Les entreprises à mission vont devenir la norme »
En trois ans, le nombre de sociétés à mission a triplé, soit 1 800 entreprises fin 2024, pour 1 million de salariés. Nous observons un changement systémique dans le secteur du BTP avec 120 entreprises recensées, dont des ETI. Celles-ci s'engagent dans cette démarche à la fois pour des raisons de sobriété, de choix de matériaux durables, de circularité et d'utilité sociétale, mais aussi de recherche de bien-être des salariés. Ces acteurs passent d'une logique économique à un ancrage territorial axé sur une proximité avec les fournisseurs, les clients et les acteurs publics. Ce modèle économique du XXIe siècle, qui coche a minima toutes les cases d'une politique RSE, structure progressivement le secteur. Ce qui devient la norme pour ces entreprises pourrait, à terme, “ringardiser” les autres.