Pourquoi la Commission européenne propose-t-elle une révision de la directive 96/71 du 16 décembre 1996 sur le détachement ?
Stéphanie Guedes da Costa : Cette directive européenne a plus de 20 ans. L’ambition de ce texte était de parvenir à un équilibre entre liberté de prestation de services et protection des salariés, et s’efforcer de la sorte de préserver une concurrence loyale. Mais depuis 1996, le marché de l’Union européenne s’est élargi. Les écarts salariaux se sont creusés, ce qui a conduit à un développement considérable du détachement. Entre 2010 et 2014, le nombre de travailleurs détachés a ainsi augmenté de 45%, le BTP étant, comme on, le sait, particulièrement concerné. Le cadre juridique n’était donc plus adapté à cette réalité économique et sociale.
Est intervenue entre temps l’adoption de la directive 2014/67 dite « exécution » du 15 mai 2014, transposée en France par la loi dite Savary de juillet 2014. Mais ce texte prévoyait avant tout des mesures axées autour de la lutte contre la fraude. Plusieurs pays, comme l’Allemagne, la France, la Belgique et le Luxembourg, ont donc appelé à une véritable modernisation du détachement.
D’autres pays, en particulier certains Etats membres de l’Est de l’Europe, partisans d’un régime plus souple et plus libéral, estimaient cette révision prématurée, d’autant que le délai de transposition de la directive d’exécution devait expirer en juin 2016. C’est dans ce contexte que la Commission européenne a présenté, en mars 2016, sa proposition pour réviser la directive de 1996.
Pourriez-vous nous rappeler le contenu de la réforme envisagée ?
S. G. d. C. : Afin de lutter contre les pratiques déloyales, la Commission européenne propose une révision ciblée de la directive de 1996. Il faut préciser qu’au niveau européen, les questions relatives au droit du travail applicable et celles concernant la sécurité sociale sont régies par des textes différents. La directive détachement porte ainsi sur la loi applicable au contrat de travail , tandis que le règlement européen CE n° 883/2004 du 29 avril 2004 traite, lui, du volet « sécurité sociale ». Il n’est dès lors pas question, à ce jour, de réformer la règle selon laquelle les cotisations sociales sont payées dans le pays d’origine du salarié détaché.
La révision envisagée prévoit, sinon une transformation radicale de la directive détachement, du moins des retouches importantes. Il s’agit tout d’abord d’aller, en matière de rémunération, au-delà du « noyau dur » de droits du pays d’accueil dont doit bénéficier le salarié détaché (taux de salaire minimum, durée du travail, congés payés, santé et sécurité au travail…).
L’intéressé devrait non seulement percevoir le salaire minimum prévu par la convention de branche étendue applicable, mais également tous les autres avantages liés à la rémunération prévus par la loi et la convention collective de branche (primes, indemnités…). L’objectif est ainsi d’agir sur le coût du travail, afin de réduire les écarts salariaux qui faussent la concurrence entre les entreprises. Il s'agit donc de tendre vers un objectif d’égalité de rémunération entre travailleurs détachés et travailleurs locaux, et permettre que les travailleurs détachés soient rémunérés selon les mêmes règles que les travailleurs locaux. La Commission européenne qui porte la révision estime ainsi qu’un même travail, effectué dans un même endroit doit être rémunéré de manière identique, sans pour autant consacrer expressément, dans le texte, un principe d’égalité de rémunération entre salariés détachés et salariés locaux.
La proposition de révision aménage également le statut du salarié à partir de 24 mois de détachement. Une durée que la France souhaiterait d’ailleurs voir portée à douze mois.
Est-ce à ce dire que la proposition de révision interdit les détachements au-delà de deux ans ?
S. G. d. C. : Non : cette mesure ne vise pas à proscrire les détachements de plus de deux ans, mais à les limiter indirectement en agissant sur la loi applicable au contrat de travail. A partir de ce délai, l’intéressé serait en effet réputé accomplir habituellement son travail dans l’état d’accueil. Conséquence : si le travailleur détaché et son employeur ne choisissent aucune loi, c’est le droit du pays d’accueil qui s’applique. S'ils optent pour le droit du pays d’origine, il faudra néanmoins appliquer les dispositions dites « impératives » du pays d’accueil. Un travailleur détaché plus de deux ans en Allemagne bénéficiera ainsi, par exemple, de la protection contre les licenciements abusifs. Pour éviter le contournement de cette règle, la mesure prend en compte la succession de travailleurs sur un même poste pour les détachements d’une durée minimum de six mois.
Autre mesure : agir sur les chaînes de sous-traitance, en permettant aux Etats membres d’appliquer aux travailleurs détachés les mêmes règles en matière de rémunération que celles qui lient le contractant principal. La proposition de révision vise enfin à imposer le principe d’égalité de traitement entre travailleurs intérimaires détachés et travailleurs intérimaires locaux. C’est toutefois, sur ce dernier point, déjà le cas en France.
Quid de la réforme de la coordination des régimes de sécurité sociale ?
S. G. d. C. : Afin d’aller plus loin en matière de lutte contre la fraude, une autre proposition de révision, qui concerne cette fois le règlement de 2004 sur la coordination des régimes de sécurité sociale, a été déposée en décembre 2016. L’idée serait notamment d’aller vers un meilleur échange d’informations, et de renforcer la coopération entre les états membres. Au cœur des préoccupations : le fameux formulaire de détachement dit « A1 », un document administratif qui atteste que le salarié détaché demeure soumis à la législation de sécurité sociale de son pays d’origine. Il s’agirait, dans le cadre de cette révision, de renforcer les obligations des Etats membre concernant la délivrance du formulaire, et l’appréciation des informations pertinentes, afin de garantir l’exactitude des éléments qui sont consignés dans ce formulaire. Sont également prévus des délais clairs d’échange d’informations entre les autorités nationales, ainsi qu’une communication plus facile des données entre les états afin de faire en sorte que toutes les obligations juridiques en matière d’emploi, de santé, de sécurité, d’immigration et de taxation soient respectées. Une proposition qui tient très à cœur de la France.
Plusieurs pays, à l’image là-aussi de l’Hexagone, sont en outre lassés de voir que les documents peuvent être délivrés par les autorités d’autres Etats sans aucun contrôle sur la réalité du détachement. Or la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a confirmé, dans l’arrêt « Rosa » rendu le 27 avril 2017, que le certificat de détachement s’impose aux autorités de l’Etat membre dans lequel le salarié travaille, aussi longtemps qu’il n’est pas retiré ou déclaré invalide. Pas question, donc, de soumettre dans ce cas le salarié à leur régime de sécurité sociale, car le document A1 crée une présomption de régularité de l’affiliation du travailleur au régime du pays d’origine.
Reste que cette solution ne concernait pas un cas de fraude avérée. Or la CJUE est appelée à statuer prochainement sur des certificats A1 obtenus ou invoqués frauduleusement.