« En moyenne, il faut mobiliser de 50 à 350 fois leur poids en matières pour produire des appareils électriques à forte composante électronique, soit par exemple 800 kg pour un ordinateur portable et 500 kg pour une box Internet », indique l’Ademe dans son livre blanc « La face cachée du numérique » publié cette année. Pour Anne-Sophie Denolle, professeure à l’Université de Rouen, cet exemple est idéal pour nuancer les avantages – encore flous - des climate smart cities évoqués lors du colloque « La ville à l’heure du défi numérique. Elle est smart, ma city ! » organisé à l’Université de Poitiers le 10 décembre.
Un objectif environnemental au second plan
Selon Anne-Sophie Denolle, « la smart city ne poursuit pas un objectif environnemental prioritaire. Elle le concilie simplement avec des impératifs sociaux et économiques ». Les technologies de la communication et de l’information utilisées dans ces villes intelligentes n’ont pas été pensées avec comme finalité première la réduction des émissions carbone.
Cette ville intelligente peut, néanmoins, contribuer au verdissement. C’est dans cette perspective que la notion de « climate smart city » viendrait renforcer la mission environnementale des villes intelligentes en les faisant participer à la lutte contre le réchauffement climatique, impliquant ainsi les acteurs publics et locaux qui ont un rôle à jouer. En effet, les villes sont responsables de plus de 70 % des émissions carbone et de 60 à 80 % de la consommation d’énergie.
Le déploiement des compteurs intelligents
Le déploiement sur l’ensemble du territoire des compteurs intelligents, acté par la loi de Transition énergétique du 17 août 2015, illustre cette ambition. Les données de consommations recueillies par ces compteurs doivent permettre aux usagers de maîtriser leur consommation énergétique. Mais, en pratique, les vertus environnementales qui leur sont allouées semblent davantage relever du mythe que de la réalité. « La société Enedis a d’ailleurs affirmé que le but premier de ces compteurs était de faire des économies de maintenance, notamment de masse salariale », précise la professeure. « Si cet objectif semble atteint pour l’opérateur économique, reste à savoir si l’ambition accessoire de faire des économies d’énergie est remplie » s’interroge Anne-Sophie Denolle. Qui estime que « les résultats escomptés ne sont pas au rendez-vous, pour deux raisons ». D’une part, ces compteurs communicants ne permettent pas à l’usager de suivre de manière détaillée sa consommation en temps réel. « Alors que c’était l’objectif » ajoute-t-elle. D’autre part, ils ne sont pas accompagnés d’un dispositif permettant à l’occupant d’enclencher des actions pour la réduction d’énergie. « Par exemple, les compteurs auraient dû être équipés de fonctionnalités permettant de prévoir l’utilisation de certains appareils uniquement aux heures creuses, d’en couper d’autres à des horaires précis, etc. ».
D’après la Cour des comptes, le bilan coût-avantages est insatisfaisant. « En Allemagne, cela a conduit le législateur à renoncer au déploiement généralisé de ces compteurs », précise la professeure.
Des villes de plus en plus connectées
Malgré le bénéfice limité des compteurs intelligents, certaines communes décident de se doter de nouvelles technologies d’information et de communication. Le rapport parlementaire « De la smart city au territoire d’intelligences » de 2017 revient sur plusieurs exemples de smart cities. Et dans tous ces modèles, « il est frappant de constater qu’il n’est jamais apporté de preuve chiffrée de l’efficacité environnementale de ces nouvelles technologies » s’alarme la professeure. Ce rapport évoque ainsi l’éco-quartier conçu en 2013 par la ville d’Issy-les-Moulineaux. Dans ce projet, une tablette tactile a été installée devant chaque appartement, permettant aux habitants de contrôler l’accès à leur hall d’immeuble, le niveau de chauffage, d’obtenir des informations en direct telles que la météo, le trafic routier, etc. En réalité, « il est difficile de voir que ce dispositif permet à l’usager de faire des économies d’énergie car appuyer sur un interrupteur reste moins énergivore que de régler son éclairage par le biais d’une tablette », indique Anne-Sophie Denolle. Toutefois, dans le rapport, il est indiqué que 70% des habitants ont déclaré avoir fait des économies d’énergie. Mais « cela n’a rien de surprenant car le logement est neuf et donc plus performant que leur lieu de vie précédent », nuance-t-elle.
Quant à la ville de Chartres, elle a installé un éclairage intelligent qui réside dans la télégestion avec variation de l’intensité lumineuse en présence de piétons. « Concomitamment à cette mise en place, la ville a remplacé son éclairage traditionnelle par des leds », spécifie la professeure. Le rapport a conclu que le système connecté apporte des bienfaits mais « toujours sans les préciser. Par ailleurs, l’Ademe, aujourd’hui, semble remettre en cause l’efficacité énergétique de ces leds », indique la professeure. En effet, l’agence précise que leur généralisation a fait baisser la consommation d’électricité mais que les leds connectées annulent ces économies car elles consomment même lorsqu’elles sont en veille. En conséquence, « les vertus environnementales prêtées aux techniques innovantes des smart cities sont loin d’être avérées », conclut Anne-Sophie Denolle.
L’envers du décor des smart cities
Dans un premier temps, lorsque sont abordées ces technologies et leurs bénéfices, il n’est jamais fait état de leur impact sur l’environnement « comme si ce système intelligent était neutre ainsi que sa fabrication et son mode de fonctionnement », résume Anne-Sophie Denolle. Pourtant, comme tout procédé industriel, elles ont un bilan carbone qui ne cesse d’augmenter. Dans son livre blanc consacré à « la face cachée du numérique », l’Ademe mentionne que le numérique est responsable de 4% des émissions de gaz à effet de serre et que l’utilisation que l’on en fait laisse présager un doublement de ce taux d’ici à 2025.
Selon la professeure, « les technologies numériques ont un impact environnemental certain de leur fabrication à leur démantèlement. En atteste, l’empreinte carbone laissée par les composants numériques dont l’obsolescence programmée accroît les effets ». Dans cette étude, l’Ademe énonce que plus on dématérialise, plus on utilise de matière afin de réduire les composants et plus on augmente leur impact sur l’environnement.
En outre, au-delà de leur fabrication, les objets connectés impliquent aussi la problématique du stockage des données dans les data centers dont l’activité génère des émissions carbone. L’article 35 de la loi du 15 novembre 2021 visant à réduire l'empreinte environnementale du numérique en France a donc posé une obligation pour les communes de plus de 50 000 habitants qui est de définir, « au plus tard le 1er janvier 2025, une stratégie numérique responsable qui indique notamment les objectifs de réduction de l'empreinte environnementale du numérique et les mesures mises en place pour les atteindre. » Et d’après Anne-Sophie Denolle, « cette prescription législative invite nécessairement à s’interroger sur la nature de la smart city ou du moins sur son utilité sociale et environnementale ». La priorité est de connaître de manière chiffrée et détaillée les avantages des nouvelles technologies de communication et d’information. « Sans cela, il est impossible d’envisager au-delà du concept la climate smart city », conclut-elle.