Votre entreprise commence à se faire un nom parmi les grands cimentiers, mais demeure encore jeune. D'où vient-elle ?
Ecocem a été créée par mon père en 2000. Même si nos actionnaires principaux sont Saint-Gobain et le fonds d'investissement de Bill Gates, Breakthrough Energy Ventures, nous restons une entreprise familiale : ma mère, mon frère, un cousin et moi-même y travaillons ! Nous sommes implantés en Irlande, aux Pays-Bas et, depuis 2007, en France. La production a commencé en 2003 aux Pays-Bas, et notre dernière usine a ouvert en 2018 à Dunkerque (Nord) via un partenariat stratégique avec ArcelorMittal. En effet, notre technologie de ciment décarboné repose sur l'utilisation de laitiers de hauts-fourneaux en substitut au clinker.
Nous possédons aujourd'hui quatre usines en Europe et trois terminaux d'import-export. Par exemple, la moitié de la production dunkerquoise est exportée vers le nord du continent. Nous avons réalisé un chiffre d'affaires de 255 M€ en 2023 et produit près de 2,4 millions de tonnes de ciment bas carbone.
Comment le ciment peut-il répondre aux exigences environnementales croissantes ?
Il y a une dizaine d'années, nous nous sommes aperçus que l'utilisation de laitiers de hauts-fourneaux était une excellente solution pour décarboner le ciment et les bétons.
Or cette ressource n'est disponible que pour environ 10 % de la production mondiale de ciment. Nous investissons donc pour trouver des solutions complémentaires. Grâce à cet engagement, autofinancé à 100 %, nous avons développé la technologie ACT - qui comprend 20 à 30 % de clinker, 10 % à 20 % de laitier, des fillers et une adjuvantation chimique spécifique - qui permettrait de diviser par deux les émissions des cimentiers à l'échelle mondiale d'ici 2030 et de les réduire de 70 % d'ici 2040. Comme cette solution ne nécessite pas d'investissement industriel, elle est rapide à mettre en place et économique, surtout si on la compare à la capture et au stockage du carbone (CSC).
ACT présente une empreinte carbone réduite de près de 70 % par rapport à un CEM II. La diminuer encore est-il possible ?
C'est déjà le cas du ciment Ecocem Ultra que nous avons produit pour le village olympique. Mais il ne peut être fabriqué à grande échelle comme ACT. Or, nous avons décidé de réorienter notre R & D vers des produits qui le permettent.
Nous y consacrons annuellement 2 % de notre chiffre d'affaires et mobilisons plus de 30 personnes sur les 181 que compte le groupe. Et nous allons tripler la taille de notre laboratoire.
Vous l'avez dit, la ressource en laitier de hauts-fourneaux est limitée. Quelles alternatives explorez-vous ?
Nous travaillons sur des développements technologiques sur le long terme. Il existe énormément de coproduits industriels qui pourraient être utilisés comme substituts au clinker. Déjà, les fours sidérurgiques à arc électrique vont produire un laitier différent que nous entendons valoriser. On peut envisager aussi les coproduits de l'asphalte ou du cuivre. La clé, c'est l'environnement normatif qui doit permettre l'adoption rapide de ces nouvelles technologies.
Par exemple, nous avons récemment reçu une évaluation technique européenne (ETE) pour ACT, qui témoigne de sa performance en termes de durabilité. Il nous a fallu un an pour l'obtenir. Bien sûr, il faut faire des tests, mais trois ou quatre mois devraient suffire… Il faut que les gouvernements et l'industrie de la construction travaillent ensemble sur les systèmes normatifs afin d'adopter beaucoup plus rapidement les solutions innovantes.
A l'image des autres cimentiers en France, vous devez avant tout décarboner votre process de fabrication. Comment procédez-vous ?
L'élément le plus polluant du ciment, vous le savez, c'est le clinker. Un tiers des émissions proviennent de l'énergie employée pour sa production et deux tiers de sa décarbonatation. Même si l'énergie utilisée était 100% renouvelable ou issue de déchets, il resterait deux tiers d'émissions fatales. Il faut donc réduire le taux de clinker.
Notez que nous avons besoin de peu d'énergie pour notre production : moins d'un dixième de ce que nécessite l'industrie cimentière traditionnelle. Nous utilisons du gaz naturel, avec une particularité à Dunkerque où les hauts-fourneaux d'Arcelor, tout proches, nous alimentent. Nous sommes focalisés sur la manière d'être les plus économes en énergie. Par exemple, un stockage particulier avec un système de pentes nous permet de réduire l'humidité du laitier granulé avant qu'il ne rentre dans notre process et donc d'utiliser moins de gaz pour le sécher. Nous avons globalement économisé 18 millions de tonnes de CO2 depuis notre création.
« Notre production est appelée à croître énormément puisque notre solution peut générer cinq fois plus de ciment que les techniques traditionnelles. »
Quelles sont vos perspectives à moyen et long termes ?
Nous allons investir dans nos sites actuels afin d'y fabriquer le ciment ACT. Notre production annuelle d'environ 2,4 millions de tonnes est appelée à croître énormément dans les années à venir puisque cette solution permet de générer cinq fois plus de ciment que les techniques traditionnelles. Mais nous sommes trop petits pour avoir un impact significatif à l'échelle de la planète. L'Europe représente 5 % de la production mondiale de ciment. Même si nous parvenons à supprimer les émissions dans cette zone géographique, cela reste une goutte d'eau. L'idée est donc de développer des partenariats pour partager notre technologie avec le plus grand nombre d'entreprises dans le monde pour accélérer son adoption et donc la décarbonation de la construction. C'est essentiel quand on sait que d'ici 2050, 70 % des habitants de la planète vivront en ville, et que la consommation de béton équivaudra à la construction d'une ville de la taille de New York tous les mois dans les quarante années qui viennent.
En mars, à Paris, vous avez participé au forum mondial Bâtiments et Climat qui a mis l'accent sur l'urbanisation. Cette dernière se fera principalement hors d'Europe. Envisagez-vous de conquérir d'autres continents ?
Absolument. Et c'est notamment pour cette raison que le fonds de Bill Gates a décidé de s'engager avec nous. En Europe, avec les aides des Etats, les cimentiers vont pouvoir financer leurs systèmes de capture et de stockage du carbone, ce qui ne sera pas le cas des pays en voie de développement. Notre technologie y sera populaire pour une raison simple : dans une cimenterie, c'est le four à clinker qui mobilise le gros de l'investissement. Or nous arrivons à produire cinq fois plus de ciment par four qu'un cimentier traditionnel. La production est donc optimisée. Nous n'avons pas pour l'instant de projet concret avec un terrain d'implantation dans les pays du Sud.
Hors d'Europe, nous menons une procédure de permis de construire dans le port de Los Angeles (Etats-Unis). Ailleurs, nous avons beaucoup de projets que je qualifie « d'inactifs », c'est-à-dire à l'étape de l'étude, pas de l'investissement. Nous ne nous interdisons aucune zone géographique. Ainsi, l'industrie cimentière mondiale ne peut pas se décarboner sans la Chine…