La capitale japonaise entretient, depuis sa fondation ex nihilo au début du XVIIe siècle, une relation utérine avec l'ingénierie des infrastructures, souligne, dans son ouvrage « Tokyo, portraits et fictions », l'architecte français Manuel Tardits, installé au pays du Soleil levant depuis trente ans. L'emblématique ligne circulaire Yamanote définit autant qu'elle ceinture les quartiers centraux tokyoïtes : c'est au croisement de cette ligne avec les grandes radiales qu'ont émergé les quartiers d'affaires de Shibuya et Shinjuku, symboles du gigantisme urbain nippon.
Autour de la compagnie historique JR East, qui opère l'ultra-rapide Tokaido Shinkansen (reliant Osaka) mais aussi des trains locaux, gravitent une cinquantaine d'opérateurs ferroviaires privés dans le grand Tokyo. La plupart ont évolué en conglomérats intégrés verticalement, et tous comprennent une branche immobilière destinée à valoriser au maximum leur foncier autour des gares.
Développeur immobilier
Parmi ces acteurs, Tokyu Corporation est sans doute celui qui a poussé cette logique le plus loin. Outre les 96 gares et les 100 km de lignes de train, métro et tramway qu'il gère, le groupe s'est diversifié dans le commerce de détail, les centres commerciaux, l'hôtellerie et, bien sûr, l'immobilier. Avec 48,7 milliards de yens de bénéfice d'exploitation en 2024 (soit près de 300 M€), cette branche lui assure plus de la moitié de ses revenus. « Ce conglomérat était à l'origine un développeur immobilier, explique Satoshi Ooki, porte-parole du groupe Tokyu. C'est lui qui a réalisé, au début des années 1920, le quartier-jardin de Den-en-chofu, en s'inspirant de l'exemple britannique. » Au début des années 1980, le groupe Tokyu entame une réflexion sur le devenir des abords de la gare de Futako-Tamagawa, au sud-ouest du centre de Tokyo. Sur cette ancienne gravière de 12 ha, les friches s'étaient multipliées depuis trente ans. Tokyu a pu y construire avec une forte densité et des hauteurs importantes grâce aux dispositions des règlements d'urbanisme. Dans les « zones spéciales de restructuration urbaine », les promoteurs peuvent en effet négocier des droits à construire élevés s'ils rétrocèdent des espaces publics à la ville.
Avant l'édification de ce quartier, la branche ferroviaire du groupe a dû rénover la gare et les voies. Mis à l'arrêt par la crise asiatique des années 1990, le projet est relancé la décennie suivante, en deux phases : une première de 266 000 m2 livrée en 2010 et une seconde de 157 000 m2 en 2017. La programmation est mixte, notamment grâce à trois grandes tours de logements culminant à 148 m, conçues par l'agence britannique Conran and Partners, qui a également dessiné le plan-guide du quartier. Ce dernier développe une promenade longue de 1 km bordée de commerces - appartenant bien sûr au groupe Tokyu -, qui relie la gare à un grand parc situé à l'est. Ouvert 24 h sur 24, le parc est géré par l'arrondissement de Setagaya.
Cercle vertueux
« Construire des logements autour de la gare assure une fréquentation élevée sur la ligne Den-en-toshi », estime le porte-parole de Tokyu, dont le modèle immobilier est pourtant fondé sur le diptyque commerces-bureaux. La vente des logements et la location des surfaces tertiaires à des prix élevés permettent à l'entreprise d'investir dans son réseau de transport. Le tout dans un cercle vertueux, plaçant l'infrastructure au centre du développement urbain. Selon le rapport d'activité 2024 du groupe, la solidité de ce modèle est assurée au moins jusqu'en 2040, du fait du dynamisme démographique de la capitale.
