Davantage que de transports ou d'infrastructures, on parle beaucoup aujourd'hui de « mobilité ». Que recouvre ce terme, et comment modifie-t-il les concepts d'aménagement ?
Lorsqu'on parle de mobilité, il y a plusieurs éléments à prendre en compte. D'abord, la véritable « dilatation » des territoires liée aux performances des moyens de transports. Echelles et vitesses s'interpénètrent, on ne va pas simplement plus vite, on peut aussi aller plus loin et changer de destination et de mode de transport. Cela crée des complexités nouvelles qui obligent à concevoir d'autres approches de l'aménagement et de l'urban design, ou, si vous préférez, de la forme urbaine. Deuxième point très important, la recombinaison du système de mobilité entre les biens, les informations et les personnes, ce que j'appelle le système « BIP ». Le développement des télécommunications est en train de transformer profondément les arbitrages que nous faisons quotidiennement entre notre mobilité propre et celle des informations et des biens dont nous avons besoin. Cela aura des conséquences non seulement sur les systèmes de transports et de voiries, mais aussi sur les différentes centralités. Prenez l'exemple du commerce électronique : certains déplacements seront remplacés par des livraisons, dont les centres de stockage seront largement périphériques. Pour autant les gens vont continuer à se déplacer pour leurs courses, mais plus dans le même genre de magasins. Le développement actuel de ce qu'on appelle les courses-loisirs est loin d'être un épiphénomène. Il risque de bousculer profondément notre ancien système de centralités, articulé sur le binôme centres anciens-zones commerciales de périphérie. Je pense que c'est dans ce changement des centralités qu'il faut situer le débat sur la forme urbaine, bien plus que dans le débat sur l'îlot ouvert ou fermé.
Les nouveaux quartiers restent, pour la plupart, bâtis sur des systèmes classiques d'espaces publics et d'îlots...
Les transformations de la vie urbaine favorisent un double processus : d'une part, avec la dilatation de la vie quotidienne à une échelle métropolitaine, on assiste au développement de « pièces urbaines » de plus en plus vastes et spécialisées, zones d'activités de toutes sortes, plates-formes logistiques, centres commerciaux et de loisirs, etc. ; d'autre part, avec la contraction de l'habitat sur la proximité immédiate, on constate un renforcement de la logique des unités résidentielles, parfois derrière des murs comme c'est le cas aux Etats-Unis dans les gated communities, parfois avec des formes plus ouvertes dans les parties denses des villes européennes. Mais même dans ce cas, les logiques de gestion et de sécurité tendent à limiter les espaces de transition et d'indétermination entre le tout public de la rue et le tout privé de la résidence. Cela noté, je crois que les villes des pays développés offriront de fait, au sein d'une même agglomération, des « ambiances » de plus en plus diversifiées, mais assez typées, l'architecture et l'urban design étant utilisés précisément pour produire cette diversité « d'urbanités ». En termes de marketing urbain, nous assisterons à une segmentation des divers quartiers, de leurs styles, de leurs peuplements, de leurs prestations. Ce qui pose en termes nouveaux la question de la ségrégation sociale et fonctionnelle des villes, et nécessite des solutions nouvelles, peut-être plus fondées sur la mobilité et moins sur une coprésence largement mythique. Mais, globalement, les villes des pays développés changeront formellement peu. En revanche, de nouvelles formes urbaines émergeront peut-être dans les pays en cours d'urbanisation rapide. C'est un peu l'hypothèse de l'exposition « Mutations », et on peut effectivement se demander si, dans les années à venir, une ville comme Shanghai ne sera pas pour l'urbanisme et l'architecture ce qu'a été le Chicago de la fin du XIXe siècle.
Les plans de déplacements urbains (PDU) ont-ils été l'occasion de repenser le rapport entre ville et mobilité ?
Pas vraiment, mais cela tient au contexte de la relance des PDU, qui a été trop exclusivement liée à la loi sur l'air. De ce fait, dans beaucoup d'agglomérations, on a eu une vision très limitée de la mobilité, avec seulement un objectif : réduire la part de l'automobile dans les déplacements urbains. Cela est certes important, mais on est passé à côté d'une réflexion sur ce qu'est aujourd'hui la mobilité urbaine, non seulement d'un point de vue environnemental, mais aussi du point de vue de l'économie locale, de l'accès à l'emploi, à la culture, à l'éducation, aux loisirs, et également du point de vue du confort et de la qualité de la vie des usagers de la ville. Le développement durable doit se construire comme un compromis « durable » et négocié entre des exigences d'équité sociale, de développement économique, de lutte contre les nuisances et de protection des ressources non renouvelables à toutes les échelles. Les PDU n'ont, par exemple, pratiquement jamais pris en compte la question des temps de déplacement. Or, il faut savoir qu'une réduction effective de la part de l'automobile se traduit par une détérioration des temps de transports pour une partie importante de la population. L'efficacité des mesures contenues dans beaucoup de PDU est, d'ailleurs, largement hypothéquée par cette vision réductrice de la mobilité. Certains PDU ont toutefois été l'occasion de réflexions intéressantes, mais ils se sont trop souvent inscrits dans des approches trop sectorielles et dans des conceptions archaïques de la planification et de la régulation.
N'est-ce pas l'un des objectifs de la loi SRU ?
En tant qu'urbaniste, je me félicite a priori que la nouvelle loi ait l'ambition de développer une approche intégrée urbanisme-transport-habitat-commerce-environnement-patrimoine, et ce à l'échelle des agglomérations.
Mais je suis un peu préoccupé par une acception technocratique de la notion de « cohérence territoriale » et par l'impact que risque d'avoir un fonctionnement intercommunal à large échelle. Il y a, en effet, le risque que les schémas de cohérence territoriale (Scot), à force de vouloir rendre les choses globalement « cohérentes » et « équilibrées » et localement acceptables par toutes les communes et tous les pouvoirs communaux (voire infra-communaux), ne se transforment au mieux en documents de marketing territorial, au pire en compromis boiteux et inefficaces, à l'image de ce qu'ont été beaucoup de schémas directeurs de la dernière génération. Je pense qu'il faut aussi renouveler les conceptions de la planification urbaine, de l'urbanisme réglementaire et de l'urbanisme opérationnel, et promouvoir un management stratégique des agglomérations urbaines, un urbanisme de projets, et des réglementations performancielles. Cela suppose d'abord un pouvoir d'agglomération élu au suffrage universel direct et des structures de participation plus proches des habitants ; cela suppose ensuite une capacité de formulation d'objectifs stratégiques, et des moyens technico-économiques pour des mises en oeuvre opportunistes performantes. Cela suppose enfin des outils de connaissance des agglomérations moins rudimentaires que ceux dont nous disposons actuellement, qui ne sont pas adaptés au pilotage en temps réel des agglomérations. Or, à l'opposé des thèses postmodernes et libérales sur « l'urbanisme à pensée faible » que développe, par exemple, Yves Chalas (1), je dirais que plus on veut développer un management urbain stratégique et flexible, plus il faut et de la volonté politique, et des instruments scientifiques et techniques.
Quelles sont les conditions d'un management urbain stratégique ?
Il suppose d'abord un projet politique, c'est-à-dire, sur un territoire donné, un concept intégrant l'économique, le social, l'architecture, l'environnement... C'est la préfiguration d'une solution qui donne un sens à la démarche de l'urbaniste et qui permet d'articuler les jeux des acteurs. Je crois beaucoup au projet, qui est à la fois analyseur des enjeux et moyen d'action. Deux « figures » du projet me paraissent très instructives pour l'urbanisme et l'aménagement : le projet architectural et le projet industriel. Le projet architectural articule bien le donné et l'action : un site et ce qu'on veut y construire ; en même temps, les négociations auxquelles il donne lieu montrent combien le projet se définit dans un processus. Par ailleurs, l'industrie a développé la capacité de gérer dans la durée un ensemble d'outils et d'acteurs différents dans le cadre de ce qu'on appelle le management de projet et qui suppose des objectifs clairs, des dispositifs de gestion efficaces, des instruments de connaissance en temps réel (le reporting), la connaissance permanente des éléments sur lesquels on joue, la connaissance de ce qui se fait ailleurs et un « positionnement » en conséquence (le benchmarking). Le projet est stratégique parce qu'on a défini a priori le résultat qu'on voulait obtenir à une échéance donnée, et il est opportuniste et pragmatique parce qu'il est tourné vers la réalisation de cet objectif stratégique et qu'il sait remettre en cause, si nécessaire, les choix instrumentaux qui ont été faits à un moment ou à un autre. En tant qu'enseignant d'urbanisme, je suis très conscient que ce type de management urbain va nécessiter des professionnels de plus en plus nombreux et qualifiés, et de plus en plus d'investissement technique et scientifique.
(1) Professeur à l'institut d'urbanisme de Grenoble (voir «Le Moniteur» du 2 février 2001, p. 438).
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François Ascher, 54 ans, est professeur à l'Institut français d'urbanisme. Il préside le conseil scientifique du Programme ville au ministère de la Recherche et de la Technologie et, depuis octobre 2000, le conseil scientifique et d'orientation de l'Institut pour la ville en mouvement. Cette association loi de 1901, fondée par le groupe PSA Peugeot-Citroën, a pour objet de soutenir la réflexion et l'action sur les mobilités urbaines dans l'optique du développement durable. Auteur de nombreux ouvrages et articles, François Ascher a notamment publié en février dernier aux éditions de l'Aube un essai sur les mutations de la société contemporaine intitulé « Ces événements nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs ».