Pour le plaisir, commençons par une interrogation : si les architectes ne s'étaient pas piqués de sociologie à la fin des années 1960 et si les sociologues n'étaient jamais venus enseigner dans les écoles d'architecture, le postmodernisme aurait-il simplement existé ? Au fil d'un entretien publié en février 1991 dans un numéro hommage de L'Architecture d'aujourd'hui, Denise Scott-Brown, épouse et associée de Robert Venturi, revendique clairement cet apport, comme un « défi et une incitation à la créativité ». A l'université de Pennsylvanie, rappelle-t-elle, « la plupart des architectes se rangeaient du côté de Louis Kahn, qui disait que les sociologues s'intéressaient à deux personnes et demie.
Mais, Bob et moi, nous avons senti qu'on avait à apprendre des sociologues, de leurs critiques de l'architecture, sceptiques et peu amènes. »
Malentendu flagrant
A contrario, lorsque le critique Kenneth Frampton souhaite se payer les Venturi et leur « urbanisme populiste », c'est sur leurs « mauvaises influences » sociologiques qu'il les attaque dans Casabella, en décembre 1971 : « Est-ce que les architectes ont vraiment besoin de confirmations sociologiques sophistiquées pour se dire que, ce que veulent les gens, c'est ce qu'ils ont déjà ? […] Est-ce réellement le rôle de talentueux et sous-employés architectes de suggérer aux masses de Levittown - ou d'ailleurs - qu'elles devraient préférer le cadre extravagant des nouveaux riches de la Côte Ouest ? » Le malentendu est flagrant : là où le couple d'architectes perçoit dans l'apport de la sociologie avant tout une source de renouvellement créatif, le critique n'y entend qu'un déprimant et stérilisant constat de l'existant. Où le versant critique des sciences humaines est-il donc passé ?
Et de quoi le couple Scott-Brown-Venturi a-t-il été le nom ? Un progressisme sans (véritable) progrès ?
Pourtant, en matière de goûts et de préférences, les clivages sociologiques - on le sait désormais - ne sont pas des entités pures et autonomes, et nous sommes nous-mêmes parcourus par ces clivages. Nos pratiques différenciées en attestent même si nous ne dirons jamais à nos amis et collègues quelle musique de variété ou quelle série bas de gamme nous avons écoutée ou regardée la veille. Les Venturi partaient de la même hypothèse : la société est hétérogène, ses productions culturelles le sont tout autant ; le spectateur n'est plus dominé par l'expert « moderne » et il joue un rôle actif dans l'interprétation des significations multiples à l'œuvre dans la ville contemporaine. Les Venturi se situent sur un plan d'équivalence : l'architecture des cathédrales gothiques est une architecture de persuasion et de propagande, comme celle des stations-service et des casinos de Las Vegas.
Et Frampton de stigmatiser cette fausse naïveté pour regretter que « l'enseigne du Stardust soit ainsi appelée, sous l'emprise de l'impérialisme, à se trouver diffusée dans le monde entier, une fois codifiée, exactement comme la colonne de Trajan ». Le critique dégaine alors l'arme fatale de cette période gauchisante : le consensus culturel sera toujours « sous influence » et tout processus de participation des masses « inhibées », par avance corrompu par les puissances de formatage, à savoir celles du marché.
Il demeure toujours un peu surprenant que les architectes les mieux informés des enseignements des sciences humaines en conservent, une fois les ponts rompus, les visions les plus désabusées. Ainsi en France, à la fin des années 1970, dans une tribune publiée dans AMC et intitulée « Architecture ou censure », Christian Devillers, s'éloignant des chercheurs de l'équipe d'Henri Raymond, s'en tient à propos des CAUE frais émoulus de la loi de 1977 à cet aphorisme tristement paralysant : « Que ce qui appartient à César soit mis en forme par César et que ce qui appartient à Julot lui soit laissé. » L'architecte reformulait à sa manière un vieux clivage qui veut que les joies de l'abstraction reviennent aux savants, tandis qu'il ne reste plus aux masses populaires que l'usage et la pratique pour juger d'une esthétique. Le goût est, il est vrai, un terrain miné pour les architectes, mais beaucoup s'en servent et s'en sont servi comme d'une arme disqualifiante. Les Venturi, eux, en experts des conventions en cours, avaient plutôt cherché à réconcilier high and low culture, autour des valeurs de la classe moyenne américaine.
