La mise en œuvre de tout projet public suppose de tenir compte de la charge financière de la maîtrise foncière, mais aussi d'asseoir le projet sur un terrain d'assiette supportant le moins de contraintes possible, en prêtant attention à l'impact de l'urbanisation sur les écosystèmes. Face à ce juste équilibre à trouver, l'engagement d'une procédure d'expropriation constitue toujours une manœuvre délicate sur les plans humain, environnemental, financier et opérationnel. Et pour cause, cette prérogative de puissance publique conduit à la remise en cause du droit de propriété, défini à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 comme « inviolable et sacré ».
Une situation intermédiaire entre le terrain à bâtir et le terrain agricole ou naturel
Dans ces conditions, l'autorité publique expropriante peut être amenée à inclure dans l'emprise de la déclaration d'utilité publique (DUP) des terrains nus - à vocation naturelle ou agricole - plutôt que des terrains bâtis qui impactent davantage le droit de propriété. Or, si le législateur distingue clairement les fonciers à bâtir des terrains inconstructibles à vocation naturelle ou agricole, il reste silencieux sur ceux se trouvant dans une situation intermédiaire, à savoir des terrains qui, certes, ne sont pas à bâtir mais sont un peu plus que de simples terrains naturels ou agricoles. Pour ces « terrains oubliés par le législateur » (1), la jurisprudence a dégagé, ex nihilo, la catégorie de « terrains en situation privilégiée ».
Terrain à bâtir. L' définit le terrain à bâtir comme celui qui, à la date de référence (2) et quelle que soit son utilisation, réunit les deux conditions suivantes :
- être situé dans un secteur désigné comme constructible par un document d'urbanisme, ou bien, en l'absence d'un tel document, situé dans une partie actuellement urbanisée d'une commune (zone urbaine [U] ou à urbaniser [AU]) ;
- être effectivement desservi par une voie d'accès, un réseau électrique, un réseau d'eau potable et, dans la mesure où les règles relatives à l'urbanisme et à la santé publique l'exigent pour construire sur ces terrains, un réseau d'assainissement, à condition que ces divers réseaux soient situés à proximité immédiate des terrains en cause et soient de dimensions adaptées à la capacité de construction de ces terrains. Lorsqu'il s'agit de terrains situés dans une zone désignée comme devant faire l'objet d'une opération d'aménagement d'ensemble, la dimension de ces réseaux est appréciée au regard de l'ensemble de la zone.
Cette définition très stricte implique donc, pour le juge de l'expropriation, de s'assurer que le terrain répond bien cumulativement à ces deux conditions.
Terrain naturel ou agricole inconstructible. Le terrain naturel ou agricole est celui qui est logiquement situé en zone agricole [zone A] ou en zone naturelle et forestière [zone N] d'un document d'urbanisme. Ce zonage ne permet pas la constructibilité de la parcelle, hormis celle nécessaire à l'exploitation agricole ou aux besoins de préservation de la zone naturelle et forestière. Il est donc considéré comme étant inconstructible.
Terrain en situation privilégiée. En 1993, par son arrêt « Vigoureux c. SNCF », la jurisprudence a dégagé la notion de « terrain en situation privilégiée » (). Il ne s'agit ni d'un terrain à bâtir, ni d'un terrain naturel ou agricole inconstructible. Il se trouve ainsi dans une situation intermédiaire. En effet, alors qu'il était question d'évaluer un terrain à usage agricole, la Cour de cassation a estimé que le juge de l'expropriation pouvait conférer à celui-ci la qualification de terrain en situation privilégiée dans la mesure où, en l'espèce, il est situé « à proximité immédiate, d'une part, d'un établissement industriel, d'autre part, d'une voie de circulation comportant tous les éléments de viabilité même s'il n'est pas contesté qu'ils étaient de capacité insuffisante pour la superficie des parcelles expropriées ».
Usage effectif du terrain. La juridiction de l'expropriation, qui cherche à accorder « une juste indemnité » (3) prend ainsi en compte l'ensemble des caractéristiques favorables d'un terrain à la date de référence et s'en tient à l'usage effectif du terrain à cette date (). Dans son appréciation, le juge devra veiller à ne pas intégrer un préjudice futur et éventuel ().
Ainsi, au fil du temps, la qualification de terrain en situation privilégiée a pu être retenue pour de nombreuses situations comme :
- des terrains surplombant la mer et situés à proximité de différents services et d'un lotissement construit () ;
- un terrain agricole inséré à l'intérieur d'une zone pavillonnaire () ;
- des terrains situés à proximité de secteurs urbanisés et de voies d'accès (, publié au Bulletin) ;
- des terrains voisins d'un site balnéaire à forte renommée () ;
- des terrains en périphérie de centre-ville (, Bull.).
Un terrain bénéficiant d'une « plus-value de situation »
Un terrain en situation privilégiée bénéficie d'une « plus-value de situation » qui peut être liée à sa localisation, à la proximité des réseaux, de zones construites, etc. ().
Juste prix. Le prix unitaire du terrain doit donc être rehaussé pour tenir compte de cette plus-value de situation. Se pose alors la question de savoir si le prix retenu doit être proche de celui d'un terrain à bâtir ou tendre vers celui d'un terrain agricole ou naturel. On retient qu'une parcelle en situation privilégiée doit être évaluée en fonction de son usage effectif à la date de référence (). En conséquence, si, à la date de référence, la parcelle est à usage agricole, son prix devra davantage se rapprocher de celui d'un terrain agricole, auquel il conviendra d'ajouter une plus-value, qui sera souverainement appréciée par le juge de l'expropriation.
Appréciation in concreto. Récemment, la cour d'appel de Paris a considéré que la valeur d'un terrain en situation privilégiée sur le plateau de Saclay (Essonne) était de 6 euros par m², celle d'un terrain agricole standard oscillant entre 0,3 et 1,50 euro par m² ().
Dans une autre affaire, la cour d'appel de Toulouse a retenu que : le prix des terres agricoles ne bénéficiant pas d'une plus-value particulière oscille entre 0,35 euro/m² et 1,46 euro par m² ; celui des parcelles ouvertes à l'urbanisation s'élève à 80 euros par m² ; les parcelles expropriées, à usage agricole à la date de référence et bénéficiant d'une situation privilégiée peuvent être évaluées dans une fourchette de prix allant de 4 à 8 euros par m² au regard des spécificités de leur situation (). Un terrain en situation privilégiée dispose donc d'un prix très éloigné de celui d'un terrain à bâtir, mais supérieur à celui d'un simple terrain agricole ou naturel. En tout état de cause, sa valeur s'apprécie in concreto et relève de l'appréciation souveraine des juges du fond.