Jurisprudence

Expropriation - Constitution de réserves foncières : le Conseil d'Etat remet les pendules à l'heure

La Haute juridiction précise qu'au stade de la DUP, la consistance d'un projet peut n'être définie que sommairement. Une décision bienvenue qui met fin à l'insécurité juridique.

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A l'occasion d'un recours contre un projet d'utilité publique, le Conseil d'Etat a apporté des précisions opportunes sur un sujet juridiquement et opérationnellement majeur : la constitution d'une réserve foncière par la voie de l'expropriation et, par extension, par l'exercice du droit de préemption (, mentionné dans les tables du recueil Lebon).

De l'intérêt de la réserve foncière

En vertu de l' (C. urb.), les personnes publiques sont habilitées à acquérir des immeubles pour constituer des réserves foncières en vue de permettre la réalisation d'une action ou d'une opération d'aménagement.

La réserve foncière permet donc d'acquérir des biens dans un endroit stratégique où l'intervention publique est nécessaire, avant d'avoir déterminé avec précision le projet qui pourrait y être réalisé. Le dispositif constitue également un moyen d'éviter que des projets privés, non compatibles avec les volontés d'aménagement de la collectivité, ne se réalisent, et d'empêcher ainsi une éventuelle spéculation foncière. De surcroît, la constitution de réserves foncières permet de réaliser des études et des analyses des sols potentiellement pollués préalablement à la détermination et à la localisation précises des équipements envisagés.

Enfin, le plan général des travaux et les caractéristiques principales des ouvrages les plus importants - pièces exigées par l' dans le cadre d'un dossier d'enquête publique « classique » - n'étant pas encore connus, la constitution d'une réserve foncière autorise le recours au dossier d'enquête publique « simplifié » prévu à l'article R. 112-5 dudit code.

Un régime aligné sur celui du droit de préemption

Dans la mesure où les réserves foncières ont pour objectif de rendre possible la réalisation d'une opération d'aménagement, leur régime a été aligné par la jurisprudence sur celui des décisions de préemption. Pour rappel, cette dernière impose à l'autorité préemptrice de justifier, à la date à laquelle elle est exercée, de la réalité d'un projet ou d'une opération (, publié au Recueil). Ce même régime s'appliquait ainsi à toutes les décisions de préemption et aux arrêtés déclaratifs d'utilité publique, sans prendre en compte les spécificités de la réserve foncière.

La jurisprudence exigeait notamment de faire apparaître la nature de l'opération envisagée et de justifier de l'existence d'un projet répondant aux objectifs de l', en démontrant son élaboration et en se référant à une réflexion antérieure à ladite décision, ce alors même que ses caractéristiques précises n'auraient pas encore été définies (, mentionné aux Tables).

Toutefois, cette obligation interroge pour la constitution d'une réserve foncière. En effet, si la personne publique y recourt, c'est justement parce qu'elle n'est pas en mesure de préciser à ce stade l'opération d'aménagement qui sera réalisée.

De la nécessité de justifier la réalité d'un projet…

Exiger de déterminer la réalité du projet réduit presque à néant la possibilité de faire appel à la réserve foncière et cela peut même paraître contradictoire. En effet, cela impose à la personne publique d'indiquer un projet qu'elle ne peut connaître précisément à ce stade afin que sa décision (préemption ou déclaration d'utilité publique) soit légale, tout en n'étant pas trop précise, au risque de se voir reprocher d'avoir eu recours à la réserve foncière et au dossier simplifié de l'article R. 112-5 précité.

Conscient de cette situation, Xavier de Lesquen, alors rapporteur public, avait proposé il y a dix ans au Conseil d'Etat de retenir un critère « légèrement moins exigeant » pour la constitution d'une réserve foncière. Il avait suggéré d'exiger des collectivités qu'elles justifient uniquement de la nature du projet et non de sa réalité.

Toutefois, la Haute juridiction n'a pas suivi cette proposition et a maintenu la solution de 2009 en jugeant que le dossier d'enquête publique pour la constitution d'une réserve foncière doit justifier de la réalité d'une opération, même si les caractéristiques précises du projet n'étaient pas encore définies à cette date (, mentionné aux Tables).

Un doute subsistait concernant l'appréciation souveraine de ce critère pour la constitution d'une réserve foncière, certaines juridictions ayant une appréciation plus ou moins souple, ce qui créait une insécurité juridique et une méfiance vis-à-vis de cet outil ( ; ; ).

… à la simple existence d'un projet sommaire

Ce n'est que dix ans plus tard que le Conseil d'Etat a assoupli cette exigence. Dans l'affaire précitée, tranchée le 30 avril 2024, le préfet avait déclaré d'utilité publique un projet de requalification d'une friche industrielle ainsi que les acquisitions nécessaires à la réalisation de cette opération en vue d'une réserve foncière. L'objectif était de développer un projet urbain répondant aux besoins de développement économique. Bien que l'autorité expropriante justifiait de la nécessité de son intervention sur ce site en matière de sécurité, de salubrité et d'attractivité, de la nature du projet envisagé, et de la signature d'une convention opérationnelle pour ce faire, la CAA a annulé l'arrêté en ce qu'il « n'existait à la date de l'engagement de la procédure de DUP, […] aucun projet d'action ou d'opération d'aménagement défini même dans ses grandes lignes ».

L'occasion pour le rapporteur public, Nicolas Agnoux, d'inviter la Haute juridiction à « éclairer la portée [de cette obligation de justifier de la réalité d'un projet], voire d'en amender l'énoncé, afin de mieux refléter l'approche spécifique qu'impliquent les réserves foncières », face à une cour qui semble « avoir perdu de vue la spécificité des réserves foncières, dont l'objet n'est pas de réaliser mais seulement d'anticiper la réalisation d'actions ou d'opérations d'aménagement […] celles-ci étant exercées non pas “en vue de la réalisation” des actions et opérations mais “en vue de permettre la réalisation” de celles-ci ».

Le Conseil d'Etat a suivi ces conclusions en jugeant que « si la consistance du projet n'était définie que sommairement à la date d'engagement de la procédure de DUP, sans que la répartition entre ses composantes [économiques et habitat] ne soit encore arrêtée, il était nécessaire de disposer de la maîtrise foncière pour préciser le programme d'aménagement ». Autrement dit, lorsque les caractéristiques précises du projet n'ont pas été établies et, de manière plus large, lorsque la consistance de ce projet est définie sommairement, sans que toutes les composantes n'aient encore été arrêtées, la constitution de la réserve foncière - par voie d'expropriation ou de préemption - est autorisée et régulière.

Cette décision permettra certainement aux juges d'unifier et de préciser leur contrôle du recours à la réserve foncière et, pour les personnes publiques intéressées, d'utiliser cet outil avec davantage de sécurité juridique.

Ce qu'il faut retenir

  • Les collectivités publiques peuvent acquérir des immeubles par voie d'expropriation ou de préemption, pour constituer des réserves foncières en vue de permettre la réalisation d'une action ou d'une opération d'aménagement.
  • Le régime juridique des réserves foncières a été aligné sur celui applicable au droit de préemption, qui exige que la collectivité justifie de la réalité du projet.
  • Ainsi, le Conseil d'Etat a jugé en 2014 que le dossier devait justifier, au stade de la déclaration d'utilité publique, de la réalité d'un projet, même si ses caractéristiques précises ne sont pas définies à cette date.
  • En avril 2024, il a assoupli sa jurisprudence et admis qu'une réserve foncière peut être légalement constituée même si la consistance du projet n'était définie que sommairement.
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