Décryptage

Espèces protégées : quand la raison impérative d'intérêt public majeur nuit aux projets

Environnement - Un rééquilibrage dans l'application des critères législatifs éviterait des interdits excessifs.

 

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Les projets nécessitant des dérogations à l'interdiction de porter atteinte aux espèces protégées, dites « dérogations espèces protégées », se heurtent à des contentieux administratifs de plus en plus nombreux. Les juridictions sont amenées à statuer en particulier sur la question de la raison impérative d'intérêt public majeur (RIIPM).

Pour mémoire, l' soumet l'obtention d'une dérogation à l'interdiction de porter atteinte aux espèces protégées à trois conditions cumulatives : le maître d'ouvrage doit démontrer qu'il n'existe pas d'autre solution satisfaisante, que la dérogation ne nuit pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle et enfin que le projet répond à l'un des cinq motifs limitativement énumérés par le code, parmi lesquels celui tenant aux « raisons impératives d'intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique ».

Grille de lecture. Dans une décision du 3 juin 2020 (n° 425395, mentionnée aux tables du recueil Lebon), le Conseil d'Etat a défini une grille de lecture des critères posés à cet article L. 411-2. Il précise que les juridictions doivent se prononcer sur l'existence - ou non - d'une RIIPM avant toute autre analyse du projet, « sans prendre en compte à ce stade la nature et l'intensité des atteintes qu'il porte aux espèces protégées, notamment leur nombre et leur situation ».

La nécessité d'un besoin spécifique pour les carrières

Dans cette affaire où était en cause l'exploitation d'une carrière, la Haute juridiction a estimé que l'intérêt public majeur du projet a pu à bon droit être reconnu du fait des éléments cumulés suivants : le nombre d'emplois créés, modeste mais dans une zone affectée par un fort taux de chômage ; l'absence en Europe d'un autre gisement disponible de marbre blanc de qualité comparable et en quantité suffisante pour répondre à la demande industrielle ; la contribution du projet à l'existence d'une filière française de transformation du carbonate de calcium.

Pas d'assouplissement. Cette décision prise comme un signe positif par les porteurs de projets n'a pas été suivie de l'assouplissement espéré. Par un arrêt du 30 décembre 2021 (n° 439766, mentionné aux Tables) concernant l'extension d'une carrière, le Conseil d'Etat a considéré que la présence de gisements comparables dans la région étant établie, « l'existence et la vitalité de la filière locale d'extraction et de transformation de granulats » ne seraient pas remises en cause par la nécessité de s'approvisionner en dehors du département du projet. Il n'y avait donc pas de « besoin spécifique » de disposer d'un gisement dans le département. Par ailleurs, si le projet permet le « maintien de 3,5 emplois directs et […] la création alléguée de 6 emplois indirects », la société pouvait poursuivre l'exploitation de la carrière précédemment autorisée.

Le critère de l'envergure déterminant pour les projets d'énergie renouvelable

Le Conseil d'Etat s'est également prononcé sur l'intérêt public majeur de projets éoliens. Il a très récemment estimé que le projet qui aurait représenté « une production électrique […] correspondant à la consommation d'environ 26 000 habitants », « n'apporterait qu'une contribution modeste à la politique énergétique nationale de développement de la part des énergies renouvelables dans la consommation finale d'énergie dans une zone qui compte déjà de nombreux parcs éoliens et que les bénéfices socio-économiques du projet seraient limités et principalement transitoires » ().

Fragilité de l'approvisionnement électrique. En revanche, il avait retenu l'existence d'une RIIPM pour un parc éolien dont la production était plus importante - consommation d'environ 50 000 habitants (, mentionné aux Tables). Mais, dans cette affaire, il semble que c'est principalement le « caractère fragile de l'approvisionnement électrique [...] » combiné avec le fait que « le projet s'inscrit dans l'objectif du “pacte électrique”, signé le 14 décembre 2010 [...], prévoyant d'accroître la production d'électricité renouvelable dans cette région » qui avaient permis d'emporter la qualification d'intérêt public du projet.

Equilibre entre les sources d'énergie. Dans une affaire du même jour concernant une centrale hydroélectrique (), les magistrats ont en revanche considéré que cette centrale devant alimenter environ 5 000 personnes n'était pas « de nature à modifier sensiblement en faveur des énergies renouvelables l'équilibre entre les différentes sources d'énergie pour la région [...] et que le projet ne pouvait être regardé comme contribuant à la réalisation des engagements de l'Etat dans le développement des énergies renouvelables ».

Pour ces projets, le Conseil d'Etat apprécie l'existence d'un intérêt public majeur en fonction de leur envergure. Ainsi, ni le parc éolien ni la centrale hydroélectrique ne présentent d'intérêt public majeur car ils ne répondent ni à un besoin local (part des énergies renouvelables déjà développées dans la zone), ni significativement à un besoin national (faible contribution à la politique énergétique nationale de développement de ces énergies).

Les entrepôts logistiques quasiment systématiquement disqualifiés

Les juridictions sont également très strictes pour les projets logistiques : plusieurs tribunaux administratifs ont ainsi annulé les dérogations accordées à des entrepôts en considérant que l'impact positif sur l'emploi - même estimé à près de 600 emplois directs - ou sur l'économie locale - investissements de plusieurs centaines de millions d'euros - ne caractérisaient pas un intérêt public majeur ( ; ; ).

Un nécessaire rééquilibrage pour les projets privés

Ces décisions sont révélatrices de la difficulté à avoir un cadre indicatif clair permettant aux opérateurs de concevoir un projet répondant à une RIIPM. Au surplus, son appréciation peut faire l'objet de divergences d'appréciation singulières : ainsi, dans la décision du 30 décembre 2021 précitée, le Conseil d'Etat s'est prononcé sur des conclusions contraires du rapporteur public qui avait admis l'existence d'une RIIPM, « au vu du besoin local de sable nécessaire à l'activité humaine que le projet est susceptible de satisfaire ». En comparaison, l'intérêt public majeur des projets « publics » semble moins menacé par la jurisprudence ( pour le CDG-Express).

Trouver des sites adaptés à un projet dans lesquels aucune espèce protégée, aucun habitat n'est affecté est une gageure. Un rééquilibrage dans l'application des critères législatifs (pré-qualification de certaines activités comme étant d'intérêt public majeur, comme le recommande la Commission européenne dans une communication du 18 mai pour les projets d'énergie renouvelable… ) semble aujourd'hui nécessaire pour éviter que cette condition ne constitue un frein excessif aux opérations.

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