Par un arrêt du 12 mars 2024 (n° 17/03596), la cour d'appel (CA) de Rennes a condamné l'exploitant d'un parc éolien à indemniser 13 riverains - sur un total de 16 plaignants - en réparation de leur préjudice de dépréciation immobilière sur le fondement du trouble anormal de voisinage. A noter que cette notion jurisprudentielle est désormais inscrite à l' (). Le parc était composé de trois éoliennes d'une puissance de 2 MW chacune, situées entre 516 et 1 344 mètres des propriétés concernées.
La décision a été rendue dans un contexte particulier. Il s'agit d'un dossier fleuve ayant impliqué, outre les 16 requérants - qui ont communiqué pas moins de 220 pièces -, 12 propriétaires domiciliés dans le même secteur ayant émis des attestations en justice, ce qui a conduit la CA à indiquer : « Le grand nombre des plaignants et des témoins d'un même quartier, qui évoquent tous les mêmes nuisances visuelles, sonores, atteintes à leur santé et au cadre de vie, associé au fait qu'ils résident de manière permanente dans la zone litigieuse, fait obstacle à considérer que les propos des riverains dans la cause relèveraient d'une approche “psychologique”, “sélective”, “subjective” ou “exagérée” des nuisances dénoncées et de la dépréciation immobilière invoquée, comme le soutient la société exploitante du parc éolien, mais vient au contraire au renfort de l'existence d'un trouble de voisinage dont l'ampleur caractérise de plus fort l'anormalité. »
« Effet masse.» Il est possible que cet « effet masse » ait eu un impact sur la décision de la CA. Toujours est-il qu'elle permet de tirer certains enseignements sur la manière dont les juges ont apprécié le trouble de voisinage, sa gravité ainsi que les intérêts en présence.
La distance d'éloignement, un facteur clé
Après avoir rappelé, classiquement, que l'appréciation du caractère anormal du trouble de voisinage s'effectue, in concreto, en considération des circonstances particulières de l'espèce, la CA semble avoir retenu l'éloignement des éoliennes comme un élément pivot de son analyse. Elle retient ainsi le trouble anormal pour les 13 riverains dont les habitations étaient situées à une distance comprise entre 516 et 677 mètres de l'éolienne la plus proche, qualifié de « périmètre critique », et l'écarte pour les trois autres dont l'habitation était plus éloignée du parc (entre 930 et 1 061 mètres de l'éolienne la plus proche), sans que cette distinction corresponde à une quelconque règle de droit.
Visibilité et bruit. Ainsi pour ces trois riverains, la cour considère qu'une visibilité certaine mais éloignée ne constitue pas une nuisance visuelle anormale, et que « le simple fait d'entendre les éoliennes en fonctionnement n'est pas en soi susceptible d'être qualifié comme une gêne caractérisée, [...] ce qui s'explique par la distance à plus de 1 000 m ou à quasi 1 000 m desdites éoliennes depuis la propriété considérée », comme si un tel éloignement permettait en soi d'écarter le trouble visuel et acoustique.
Inversement, la proximité des éoliennes a été prise en compte tant pour la caractérisation du trouble des 13 autres riverains que pour l'évaluation de leur préjudice, les juges justifiant les condamnations les plus importantes notamment par la « toute proximité des éoliennes ».
L'intérêt énergétique à démontrer
Après avoir jugé de longue date que « nul n'a un droit acquis à la conservation de son environnement » et que « le trouble de voisinage s'apprécie en fonction des droits respectifs des parties » (, publié au Bulletin), la Cour de cassation a considéré plus récemment que cette appréciation devait se faire « eu égard à l'objectif d'intérêt public poursuivi par le développement de l'énergie éolienne » ().
Communication des données. Pour la CA de Rennes, cette confrontation des intérêts ne doit pas être réalisée de manière théorique mais à l'aune des données qu'il appartient à l'exploitant de communiquer - ce que ce dernier n'avait pas fait en l'espèce. « Aucune donnée d'aucune nature en lien avec cette exploitation, notamment du point de vue de son intérêt énergétique, n'est fournie : production réelle d'électricité, nombre réel de foyers (“plusieurs milliers de foyers”) ou de structures desservies, financements publics, coûts d'exploitation, coût de production, chiffre d'affaires, coût du démantèlement, etc. », constatait-elle.
Cette décision est à rapprocher d'un arrêt de la CA de Toulouse qui avait jugé que « les intimés ne donnent aucune indication sur l'intérêt énergétique de ce site éolien [...], elles ne mettent pas la cour en capacité d'opérer une balance des intérêts en présence » ().
Un débat sur l'intérêt public. Cette position ne nous semble toutefois pas strictement conforme au principe posé par la Cour de cassation qui présente comme acquis, de manière générale, que le développement de l'énergie éolienne est un objectif d'intérêt public, ce qui n'est, en un sens, que la continuation des choix du législateur en matière énergétique. Au contraire, les juges toulousains et rennais n'admettent pas que la simple existence d'un parc éolien permette cette mise en balance, exigeant la démonstration supplémentaire d'un « intérêt énergétique » au cas particulier. Ils atténuent de fait le principe posé par la Haute juridiction judiciaire, dont l'objectif était pourtant vraisemblablement de mettre un frein au contentieux émergeant contre les parcs éoliens sur le fondement du trouble anormal de voisinage.
L'approche ainsi retenue ayant pour conséquence de provoquer un débat sur l'intérêt public du parc éolien chaque fois que l'exploitant invoque en défense une telle balance des intérêts, elle pourrait alors en fonction de la sensibilité des magistrats sur le sujet se retourner contre le développement de l'énergie éolienne. Ce d'autant qu'en pratique, la question de la détermination du seuil de production ou de quantité de CO2 évitée - ou tout autre critère ? - à partir duquel le juge considérerait que l'intérêt collectif public de l'installation dépasse l'inconvénient individuel de la perte de valeur d'un bien immobilier reste entière.
Une évaluation de la dépréciation immobilière inédite
Alors que l'expert judiciaire avait retenu des pourcentages de dépréciation immobilière variant entre 0 et 18,4 % (pour l'habitation la plus proche du parc) en tenant notamment compte des études publiées sur l'impact de l'éolien sur la valeur des biens immobiliers, la CA, contre toute attente, s'en éloigne radicalement, pour s'approprier à quelques nuances près l'évaluation des riverains, soit une déprécation comprise entre 15 % et 40 %.
Cette position est doublement surprenante. D'une part, il est rare que les juridictions s'écartent autant des conclusions de l'expert judiciaire, pourtant fondées sur les analyses récentes en la matière. D'autre part, la jurisprudence précédemment rendue sur le sujet admettait plutôt une dépréciation de l'ordre de 6 à 15 %.
Motivation fragile. Sur ce point, la motivation de l'arrêt apparaît particulièrement fragile, voire empreinte d'un certain arbitraire, la CA considérant - à notre sens sans élément probant ou ressortant de l'arrêt -, que les professionnels de l'immobilier ne seraient pas transparents sur le sujet « vraisemblablement par crainte des répercussions sur leur propre activité, ce qui confirme [...] que l'impact de l'implantation d'un parc éolien est réel sur la valeur vénale des propriétés situées à proximité et que la décote de l'ordre de 30 % en moyenne, généralement avancée dans les débats publics, correspond de fait à une réalité tangible ».
La sévérité des juges rennais résulte peut-être de l'« effet masse » précédemment identifié. Cette configuration très particulière pourrait expliquer le caractère inhabituel de ces condamnations - à ce stade non définitives, un pourvoi en Cassation étant possible.
Ce qu'il faut retenir
- La cour d'appel (CA) de Rennes a récemment condamné l'exploitant d'un parc éolien à indemniser, sur le fondement des troubles anormaux de voisinage, 13 riverains en réparation de leur préjudice résultant de la dépréciation immobilière de leur bien.
- Les juges ont retenu la distance d'éloignement comme un élément pivot de leur analyse.
- La CA a par ailleurs exigé la démonstration, par l'exploitant, d'un intérêt énergétique, la simple existence d'un parc ne suffisant pas à mettre en balance l'intérêt public poursuivi par le développement de l'éolien et l'intérêt individuel des plaignants.
- Pour apprécier la dépréciation immobilière des biens, la CA s'est, de manière inédite, radicalement éloignée des pourcentages retenus par l'expert judiciaire.