L'épidémie de coronavirus fait l'effet d'un chamboule-tout qui n'épargne pas l'agenda des institutions. La proposition de loi du député de Haute-Garonne Jean-Luc Lagleize, adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale en novembre 2019, devait ainsi passer devant le Sénat le 1er avril. Crise sanitaire oblige, son examen est reporté sine die.
L'objet du texte ? Dissocier, lors d'une vente, l'immeuble du terrain. L'objectif ? Limiter la spéculation. Car les prix du foncier ont augmenté en moyenne de 71 % en dix ans, selon le parlementaire. Et encore plus dans les zones tendues. Les ménages, confrontés à des coûts rédhibitoires, fuient les centres-villes et rejoignent les périphéries. Pour défendre son idée, Jean-Luc Lagleize part d'un constat simple : « Lors de l'achat d'un appartement en ville, l'acquisition du foncier représente 30 à 58 % du prix total. Si nous retirons le coût du terrain du budget total du logement, l'accession à la propriété est plus facile. » Le député ajoute qu'il ne s'agirait pas d'un nouveau droit, en plus de la pleine propriété et du démembrement, mais bien d'un « autre mode d'exercice de la propriété ».
Les ventes d'immeubles sans leurs terrains existent déjà en France. A Lyon par exemple, les hospices civils possèdent un patrimoine urbain dans plusieurs arrondissements. Ils ne cèdent jamais leurs biens mais accordent des baux emphytéotiques, de très longue durée. Lors de l'achat, un loyer pour le foncier est inclus dans les charges. « Cependant, si la pression foncière s'accroît pendant la durée du bail, celui-ci est revalorisé en conséquence à son renouvellement. La redevance ne limite donc pas la spéculation », précise Jean-Luc Tixier, avocat spécialisé en droit immobilier. La dissociation foncier-bâti pour lutter contre l'envol des prix reste actuellement une pratique marginale. Mais elle pourrait se généraliser…
Limiter la spéculation foncière par les OFS. Pour réduire le coût du foncier dans le prix du logement, les lois Alur (2014) et Elan (2018) ont en effet accordé aux bailleurs sociaux et aux collectivités la possibilité de créer des organismes de foncier solidaire (OFS). Ceux-ci doivent justement faciliter l'accession à la propriété en dissociant le foncier du bâti. Cependant, ils ne s'adressent qu'à une partie de la classe moyenne car ils fixent des plafonds de ressources. Dans le cadre d'un bail réel solidaire (BRS), le ménage n'est propriétaire que des murs du logement, et le terrain entre dans le patrimoine de l'OFS.
Le BRS est un accord-cadre qui permet de peser sur les prix du foncier. « Avant la création de ce dispositif, on ne pouvait intervenir que sur les tarifs de sortie du logement, précise Audrey Linkenheld, conseillère municipale à Lille à l'origine de l'amendement créant les OFS. Or, l'organisme intervient sur la spéculation foncière, dont les promoteurs eux-mêmes étaient lassés car elle les privait de clients. » Avantage supplémentaire : le BRS a une durée de vie illimitée et peut être rechargé, alors que les baux emphytéotiques vont de 0 à 99 ans. « L'acquéreur sait, après presque un siècle, que le bien ne lui appartiendra bientôt plus. Souvent, il arrête alors de l'entretenir et le logement perd en valeur. Le BRS, au contraire, permet d'être propriétaire ad vitam æternam. Lors de la revente, le bail repart au début. Il n'y a donc pas d'aléas sur la valeur du bien », explique Audrey Linkenheld.
Le premier OFS a vu le jour à Lille en 2017, avec pour mission « de rendre l'accession à la propriété abordable pour les classes moyennes, non éligibles au logement social, mais dont les revenus ne permettent pas d'accéder au marché privé », ajoute-t-elle. En trois ans, 15 logements ont été construits dans la ville grâce à ce dispositif. Les premiers propriétaires des murs, mais pas du terrain, auraient dû poser leurs cartons en mai. Mais la crise sanitaire a retardé la fin des opérations. Ailleurs, les OFS se sont multipliés : on en compte 20 désormais. Les cinq premières maisons individuelles achetées avec un BRS ont été livrées en décembre 2019 à Espelette (Pyrénées-Atlantiques).
La proposition de loi de Jean-Luc Lagleize vise à donner de la visibilité à ce nouvel outil, mais aussi à l'enrichir. Le député propose ainsi de créer des Offices fonciers libres (OFL), dont le capital serait public. Ceux-ci permettraient aux maires de proposer des baux réels libres sur les terrains qu'ils aménagent en fixant des plafonds de ressources plus élevés, pour toucher plus de ménages.
Démembrement spatial ou temporel ? Cependant, si l'on exclut le bail réel solidaire qui pose des conditions strictes de revente, la dissociation foncier-bâti n'empêche pas le propriétaire du terrain de le céder en réalisant une plus-value. Pour Xavier Lépine, président du groupe La Française, le démembrement spatial n'est pas la solution pour limiter la spéculation. La division foncier-immeuble ? « Je n'y crois pas », dit-il. Lui propose à ses clients une accession à la propriété étalée dans le temps, avec un système de « flexipropriété ». Le prix d'achat est financé par un prêt et la charge du crédit est payée périodiquement, comme un leasing pour une voiture. Après quelques décennies, l'acquéreur devient pleinement propriétaire.
D'autre part, la vente d'une maison sans son terrain interroge la conception française de la propriété. Trois raisons motivent souvent l'achat d'un bien : se loger, préparer sa retraite et transmettre à ses enfants. Cette dernière pose problème. Linkcity, la filiale immobilière de Bouygues Construction, a ainsi envisagé de permettre aux jeunes cadres de devenir propriétaires en zone tendue en achetant uniquement les murs et non le sol. Elle a créé un schéma dans lequel le droit réel à l'intérieur du logement permet l'accès à la propriété mais évite la copropriété. « Nous avons imaginé un investisseur qui achète l'immeuble, mais seulement les murs et les parties communes (dont le terrain). Chaque particulier devient alors propriétaire temporaire de la seule “cellule” logement », résume Simon Brouck, responsable du projet à Linkcity.
La propriété à la française. Dans une enquête d'opinion réalisée entre 2016 et 2017, Linkcity a obtenu des retours mitigés sur ce montage. Et des commentaires tels que celui-ci : « Ne va-t-on pas nous reprocher d'être des parents indignes car nous ne pourrons pas léguer la propriété perpétuelle à nos enfants ? » « La propriété temporaire n'est pas inscrite dans l'ADN des Français », déplore Simon Brouck, avant de préciser que Linkcity n'a pas renoncé. La filiale immobilière de Bouygues Construction recherche toujours un financement, sans succès pour le moment. « Les investisseurs traditionnels disent que ce n'est pas leur schéma habituel et demandent des marges qui ôteraient au produit tout son sens. Il nous faut quelqu'un de suffisamment courageux », ajoute le responsable.
Tandis que les professionnels tâtonnent, Jean-Luc Lagleize reste confiant, et prévoir une multiplication des OFS pour généraliser le dispositif du bail réel solidaire (lire entretien p. 9) . Le député envisage même dans sa proposition de loi d'étendre la mission de ces organismes aux locaux commerciaux situés en bas des immeubles. Une manière d'éviter les ghettos de logements et de penser « mixité d'usage ».